Nathan Zach (1930 - 2020) / נתן זך : Continent perdu
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Continent perdu
Nous sommes montés de la mer comme du fond du brouillard
continent perdu parsemé d’ossements humains de vestiges
archéologiques : habitation provisoire, cinq couches
de tombes et par-ci par-là un temple et un bureau de placement. Nous avons lu
les inscriptions en écriture cunéiforme : elles parlaient de nous
aussi n’avons-nous pas compris.
De temps en temps filait une voiture, carcasse calcinée
sur fond de moignons d’arbres. Au loin sifflait la sirène
du brouillard. Les buissons comme abattus par le poids
de l’eau. Ici fut livré le dernier combat, précédé de tâtonnements
aveugles et de contacts intermédiaires et de sciences exactes. Le guide indécis
ne savait rien de précis, enrhumé, sa voix comme la voix du grillon.
Nous nous sommes garés dans une auberge routière.
Avons fait bonne chère
mais la patience manquait. Par la fenêtre on apercevait une statue de pierre
aux formes érodées par l’eau : quelqu’un chevauche et quelqu’un est
chevauché.
Les yeux bridés, étranger au lieu, probablement d’Extrême-Orient, le garçon.
Il faisait bon s’asseoir à côté de la cheminée, regarder la télévision, une
télécommande
à la main, s’abandonner à la façon des touristes et écouter
la voix montant de la boîte à lumière, ne parle ni ne blesse.
Continent perdu. Promesse tenue et non tenu, lieu
issu de la mer, lieu qui retournera à la mer. lieu pauvre en lumière, lieu
où l’on désire revenir, vous savez comment riment
ces mots. L’orchestre bon, peut-être
nègre. Une certaine lourdeur de satiété après le repas aussi
la serveuse aux sein nu nouvelle mode ne reçut-elle
qu’un coup d’œil rapide.
Il faut toujours voyager, ne pas s’installer, comme jeunes nous le pensions.
Seul le voyage assure une perspective, rabais pour qui paie d’avance. Rien que
sortir – crie le prisonnier qui cogne désespérément sur la porte de la prison.
Sortir
est aussi une loi de la nature : le poussin sortira de l’œuf, sinon –
il mourra. Sortir est un droit. Exister non seulement ici ou là
mais pour tous tant qu’il reste une chance plausible :
chanter sans paroles, dans le mutisme du monde comme la voix de la mer
un jour d’hiver, comme la nuit près de la plage,
s’asseoir parmi les étrangers et se taire
lorsqu’autour de sois tout s’engouffre vers le lieu d’où tout sortit :
d’abord la végétation. Puis aussi les gens : hommes,
femmes et enfants, livres et montres à la main, tels des réfugiés, billets,
lieu invisible, on appelle, autre lieu invisible,
on répond, les contrôleurs s’agitent et les soldats ration de fer en main
portent des vieillards et de-ci de-là tombe une valise : valise
blessée, atteinte, qui ne voyagera plus et les bateaux déjà là, toujours
là les bateaux qui arrivent ou qui partent de toute éternité et comme en rêve
un monde qui ne fut, couvert de débris de verre et de prophète d’apocalypse
et de cris en juif, en allemand, en arabe, et les eaux submergent
tout à la dérobée et le sable doux comme il y a des années et on s’habitue
et il fait bon s’allonger sur le sable et ne pas se réveiller.
Traduit de l’hébreu par Charlotte Wardi
Les poètes de la Méditerranée. Anthologie
Editions Gallimard (Poésie), 2010
Du même auteur :
La lamentation sur Daniel dans la terre (12/02/2018)
« Parfois très tard dans la nuit... » (12/02/2019)
« Je voudrais toujours des yeux pour voir... » (12/02/2020)
Au bord des mers (29/07/2024)