Charlotte Delbo (1913 – 1985) : « Vous qui avez pleuré deux mille ans... »
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Vous qui avez pleuré deux mille ans
un qui a agonisé trois jours et trois nuits
quelles larmes aurez-vous
pour ceux qui ont agonisé
beaucoup plus de trois cent nuits et beaucoup
plus de trois cents journées
combien
pleurerez-vous
ceux-là qui ont agonisé tant d’agonies
et ils étaient innombrables
Ils ne croyaient pas à la résurrection dans l’éternité
Et ils savaient que vous ne pleureriez pas.
Ô vous qui savez
saviez-vous que la faim fait brillez les yeux que la soif les ternit
Ô vous qui savez
saviez-vous qu’on peut voir sa mère morte
et rester sans larmes
Ô vous qui savez
saviez-vous que le matin on veut mourir
que le soir on a peur
Ô vous qui savez
saviez-vous qu’un jour est plus qu’une année
une minute plus qu’une vie,
Ô vous qui savez
saviez-vous que les jambes sont plus vulnérables que les yeux
les nerfs plus durs que les os
le cœur plus solide que l’acier
Saviez-vous que les pierres du chemin ne pleurent pas
qu’il n’y a qu’un mot pour l’épouvante
qu’un mot pour l’angoisse
Saviez-vous que la souffrance n’a pas de limite
l’horreur pas de frontière
Le saviez-vous
vous qui savez
Une plaine
couverte de marais
de wagonnets
ce cailloux pour les wagonnets
de pelles et de bêches pour les marais
une plaine
couverte d’hommes et de femmes
pour les bêches les wagonnets et les marais
une plaine
de froid et de fièvre
pour des hommes et des femmes
qui luttent
et agonisent
Aucun de nous ne reviendra
Editions Gonthier, Genève, 1965.
De la même autrice : Les folles de Mai (I et II) (22/07/2024)