Charlotte Delbo (1913 – 1985) : Les folles de Mai (I)
Les folles de mai
Elles tournent elles tournent
les folles
elles tournent sur la place
les folles de mai
sur la place de mai
elles tournent
les folles d’inquiétude
les folles d’angoisse
les folles de douleur
elles tournent sur la place de mai
les folles de mai.
Si angoissées qu’elles ne peuvent crier
ne peuvent pas crier
tant leur gorge est serrée
poignantes d’une douleur
qui tient tout le corps
si fort
qu’elles ne peuvent crier
tant leur cœur est serré.
Au crépuscule
elles arrivent
par toutes les rues qui débouchent sur la place
elles arrivent au rendez-vous
le rendez-vous de la souffrance intolérable
elles arrivent pour crier en silence
puisque leur gorge ne peut plus crier.
Elles se reconnaissent
se sourient
pauvrement.
Une nouvelle.
Qui es-tu ? D’où viens-tu ?
Mon mari
cette nuit
depuis ce matin je cours partout
partout portes de bois
visages de fer
nous ne savons rien
revenez demain
portes de bois silence de plomb.
Autre figure nouvelle. Qui es-tu ? D’où viens-tu ?
Mon fils
étudiant
cette nuit
cette nuit même.
A chaque rendez-vous leur nombre grandit
et l’anneau qui tourne sur place s’élargit.
Elles tournent elles tournent les folles de mai
Elles tournent et c’est tout d’elles qui crie
leur bouche serrée qui hurle
d’où le cri ne sort pas
crié à blanc
leur corps déchiré et leurs larmes taries
ongles inutiles
enfoncés dans leurs paumes durcies.
Elles tournent les folles d’angoisse
elles tournent les folles de douleur
et ce cri que vous n’entendez pas
retentit dans le monde entier.
Il crie aux oreilles lointaines
leur cri
mais aux murs du palais de mai
aux murs de la place de mai
il cogne sans écho.
Rien ne veut entendre
les murs sont sourds
plus sourds encore les tortionnaires
sans visage les bourreaux.
Où est mon mari, crie celle-ci
Où est mon mari
crient mille autres.
Vous l’avez torturé
dans vos caves dans vos casernes
dans vos salles de supplice
vous l’avez torturé et qu’en avez-vous fait ?
Qu’en avez-vous fait
après
après ?
Rendez-nous au moins son corps en lambeaux
rendez-nous ses membres brisés
rendez-nous ses mains écrasées
rendez-nous les
que nous sachions
rendez-nous les
que nous puissions les enterrer.
Où est mon fils crient mille autres.
Où sont tous mes fils crie cette autre encore
Dites ce que vous avez fait d’eux
Dites dites
que vous avaient -ils fait
les innocents ?
Rendez-nous son visage écrasé sous vos bottes
rendez-nous ses yeux que vous avez fait gicler hors des orbites
rendez-nous sa tête éclatée
et cette boucle brune sur son front
qu’il tortillait de son index quand il lisait
rendez-les nous
rendez-les nous
que nous sachions
rendez-les nous
que nous puissions les enterrer.
Disparus
Comment disparus ?
Un homme ne disparaît pas
qui sait son chemin
et le chemin de sa maison
Un homme ne disparaît pas
qui sait que sa femme
l’attend à la maison
Un garçon ne disparaît pas
due sa mère a envoyé aux commissions
des milliers d’hommes ne disparaissent pas
sans que leurs pas laissent trace
le poids d’un pas d’homme
ne marque-t-il pas le chemin
et le poids d’une vie d’homme.
Disparus
comment osez-vous ?
Le mien était parti au travail
le matin comme d’habitude
nul ne l’y a vu
il n’est pas revenu.
Le mien était parti au tribunal
nul ne l’y a entendu
il n’est pas revenu
celui qu’il devait défendre a disparu.
C’était le mien qu’il défendait
un ouvrier aux larges mains
les mains qui gagnaient le pain des enfants.
De quoi était-il coupable
celui-ci
De quoi était-il coupable
celui-là ?
D’avoir dit des mots qui ont déplu
peut-être
c’est conjecture
on ne sait de quoi il état accusé
Tous sont morts sans avoir été accusés
le dit coupable et l’avocat
qui devait lui prêter sa voix.
...........................................................................
La mémoire et les jours
Berg international, 1985