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Le bar à poèmes
22 juillet 2024

Charlotte Delbo (1913 – 1985) : Les folles de Mai (I)

 

Les folles de mai

 

Elles tournent elles tournent

les folles

elles tournent sur la place

les folles de mai

sur la place de mai

elles tournent

les folles d’inquiétude

les folles d’angoisse

les folles de douleur

elles tournent sur la place de mai

les folles de mai.

 

Si angoissées qu’elles ne peuvent crier

ne peuvent pas crier

tant leur gorge est serrée

poignantes d’une douleur

qui tient tout le corps

si fort

qu’elles ne peuvent crier

tant leur cœur est serré.

 

Au crépuscule

elles arrivent

par toutes les rues qui débouchent sur la place

elles arrivent au rendez-vous

le rendez-vous de la souffrance intolérable

elles arrivent pour crier en silence

puisque leur gorge ne peut plus crier.

Elles se reconnaissent

se sourient

pauvrement.

Une nouvelle.

Qui es-tu ? D’où viens-tu ?

Mon mari

cette nuit

depuis ce matin je cours partout

partout portes de bois

visages de fer

nous ne savons rien

revenez demain

portes de bois silence de plomb.

 

Autre figure nouvelle. Qui es-tu ? D’où viens-tu ?

Mon fils

étudiant

cette nuit

cette nuit même.

 

A chaque rendez-vous leur nombre grandit

et l’anneau qui tourne sur place s’élargit.

 

Elles tournent elles tournent les folles de mai

Elles tournent et c’est tout d’elles qui crie

leur bouche serrée qui hurle

d’où le cri ne sort pas

crié à blanc

leur corps déchiré et leurs larmes taries

ongles inutiles

enfoncés dans leurs paumes durcies.

 

Elles tournent les folles d’angoisse

elles tournent les folles de douleur

et ce cri que vous n’entendez pas

retentit dans le monde entier.

Il crie aux oreilles lointaines

leur cri

mais aux murs du palais de mai

aux murs de la place de mai

il cogne sans écho.

Rien ne veut entendre

les murs sont sourds

plus sourds encore les tortionnaires

sans visage les bourreaux.

Où est mon mari, crie celle-ci

Où est mon mari

crient mille autres.

Vous l’avez torturé

dans vos caves dans vos casernes

dans vos salles de supplice

vous l’avez torturé et qu’en avez-vous fait ?

Qu’en avez-vous fait 

après

après ?

Rendez-nous au moins son corps en lambeaux

rendez-nous ses membres brisés

rendez-nous ses mains écrasées

rendez-nous les

que nous sachions

rendez-nous les

que nous puissions les enterrer.

 

Où est mon fils crient mille autres.

Où sont tous mes fils crie cette autre encore

Dites ce que vous avez fait d’eux

Dites dites

que vous avaient -ils fait

les innocents ?

 

Rendez-nous son visage écrasé sous vos bottes

rendez-nous ses yeux que vous avez fait gicler hors des orbites

rendez-nous sa tête éclatée

et cette boucle brune sur son front

qu’il tortillait de son index quand il lisait

rendez-les nous

rendez-les nous

que nous sachions

rendez-les nous

que nous puissions les enterrer.

 

Disparus

Comment disparus ?

Un homme ne disparaît pas

qui sait son chemin

et le chemin de sa maison

Un homme ne disparaît pas

qui sait que sa femme

l’attend à la maison

 

Un garçon ne disparaît pas

due sa mère a envoyé aux commissions

des milliers d’hommes ne disparaissent pas

sans que leurs pas laissent trace

le poids d’un pas d’homme

ne marque-t-il pas le chemin

et le poids d’une vie d’homme.

Disparus

comment osez-vous ?

 

 

Le mien était parti au travail

le matin comme d’habitude

nul ne l’y a vu

il n’est pas revenu.

 

Le mien était parti au tribunal

nul ne l’y a entendu

il n’est pas revenu

celui qu’il devait défendre a disparu.

 

C’était le mien qu’il défendait

un ouvrier aux larges mains

les mains qui gagnaient le pain des enfants.

 

De quoi était-il coupable

celui-ci

De quoi était-il coupable

celui-là ?

D’avoir dit des mots qui ont déplu

peut-être

c’est conjecture

on ne sait de quoi il état accusé

Tous sont morts sans avoir été accusés

le dit coupable et l’avocat

qui devait lui prêter sa voix.

...........................................................................

 

La mémoire et les jours

Berg international, 1985

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