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Le bar à poèmes
22 juillet 2024

Charlotte Delbo (1913 – 1985) : Les folles de Mai (II)

 

 

Les folles de mai

 

................................................................

Tous sont morts d’avoir été torturés

car ils sont morts n’est-ce-pas

au moins dites-le.

Dans quels ossuaires

dans quelles catacombes

dans quels charniers les jetez-vous

tous ces hommes que vous assassinez

par quels flots les faites-vous emporter

ces hommes que vous torturez jusqu’à la mort

une fois morts

il vous faut bien vous en débarrasser

alors où

où sont-ils

où où où

où dites-le nous

 

Elles tournent elles tournent

les folles de mai

les folles de douleur

les folles de malheur

 

J’ai mal à ses mains que vous avez écrasés sous vos talons de fer

ses mains

et leurs caresse vivante sur mon visage

j’ai mal à ces tempes que vous avez écrasées

sa tempe contre la mienne dans la tiédeur de la nuit

j’ai mal à sa poitrine que vous avez écrasée

poumons éclatés cœur noyé

la poitrine qui respirait contre la mienne

quand il disait bonsoir en rentrant à la maison.

J’ai mal à tout son corps que vous m’avez arraché

brutes sanglantes

n’avez-vous donc ni femme ni enfant

ni amante

brutes inhumaines

n’avez-vous jamais mis votre joue contre la joue d’un enfant

votre main dans la main d’une femme

votre regard dans le regard d’un autre qui vous aime

brutes

de quoi êtes-vous donc faits

brutes

pas de la même chair que nous

l’espèce humaine

comment pouvez-vous donc feindre notre apparence

quand tout de vous dément votre appartenance.

 

Elles tournent elles tournent

les folles de mai

sur la place de mai

elles tournent en juin et en septembre

en hiver et en été

elles tournent et elles crient

elles crient de colère

les folles d’angoisse

les folles de douleur

les folles de malheur

 

Dites

qu’en avez-vous fait

de nos hommes de nos enfants

qu’avez-vous fait de mon mari

l’avocat

vous avez brisé sa gorge pour étrangler sa voix

qu’avez-vous fait de mon mari

le boulanger

la douce odeur du pain dans ses cheveux

le matin

quand il remontait de son fournil

la douce odeur du pain

sur ses mains adoucies par la farine du pétrin

qu’avez-vous fait de mon mari

le journaliste

qui savait toutes choses et les faisait savoir

qu’avez-vous fait de mon mari

le chauffeur de taxi

qui connaissait tous les chemins

par où vous faites disparaître nos hommes et leurs

enfants

qu’avez-vous fait de mon mari

le médecin

Sa voix rassurante son regard qui aidait à vivre.

Qu’avez-vous fait de mon fiancé

si timide

qu’il attendait la nuit pour me dire qu’il m’aimait.

 

Dites dites

dans quels ossuaires

dans quels cimetières

dans quels trous les avez-vous jetés

lambeaux de chair moite de souffrance

squelettes mis à nu par vos lanières

et vos fers

dites dites

qu’en avez-vous fait ?

 

Elles tournent elles tournent

les folles de mai

on veut les faire taire

rien n’y fait

le monde entier entend leur cri

le monde entier entend et se tait

indifférent

démuni

harassé de sa propre vie

sensible compatissant impuissant

n’y a-t-il rien à faire vraiment ?

 

Tournez folles de mai

tournez jusqu’à ce que toutes les femmes du monde

fassent la ronde

devant les palais qui nous gouvernent

relaient vos cris

jusqu’à ce que ces cris percent le cœur

de ceux qui font des affaires

avec vos tortionnaires

 

Tournez folles de mai

tournez tournez sur la place de mai

criez femmes de Buenos-Aires

criez jusqu’à ce que les spectres de vos supplicié se

lèvent

comme autant de regards

qui nous dévisagent et nous accusent

regards incandescents comme autant de brûlures

qui nous arrachent la peau de l’âme

et nous fasse hurler de votre douleur

criez jusqu’à ce que le monde

éclate de honte

tournez

tournez sur la place de mai

folles de mai.

 

La mémoire et les jours

Berg international, 1985

 

 

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