Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le bar à poèmes
27 juin 2025

Lokenath Bhattacharya (1927 – 2001) : mirage(s)

 

Mirages

 


DES PROCHES

 

 

          Mes proches se sont rassemblés, semble-t-il, dans ce village, pour une fête 


de chants et de danses populaires. C’était il y a un ou deux jours à peine. Le 


barbier me l’a fait savoir. 

 

 

          En surplomb de la tête, un ciel sombre coiffe routes et chemins. Mais plus 


grande encore est l’obscurité de cette chambre : même le matin, les ampoules


brillent dans leur globe, adolescentes impudiques, et clament que nul ne saurait


se passer d’elles.

 

 

          Je suis assis parmi nombre de sages à longue barbe, à longs cheveux. Des


paroles s’échangent dans une langue étrange. Parfois ce ne sont que murmures.


J’attends mon tour.

 

 

          Je me demande par moments s’il s’est remis à pleuvoir. Comme au sortir 


d’une caverne, un regard au-dehors et je suis ébloui.

 

 

          J’aperçois de loin quelques affiches, collées sur un mur suintant d’humidité.


Masques de marbre et grands yeux ronds de clown.

 

 

          L’odeur des restes d’une fête. – à l’heure où il n’y a plus ni pluie ni soleil.

 

 

          Mes proches sont arrivés il y a deux jours, deux ans, deux siècles. Puis ils


ont quitté ce village, cette terre.

 

 

          Quelques sages d’ici et d’ailleurs, derniers rescapés des ciseaux du barbier,


continuent d’en deviser entre eux, chacun dans sa langue que les autres ignorent :


conversation paresseuse, un matin couvert de nuit.

 

 


A PEINE NE

 

 

          Il est venu pour nous le moment de partir ; le moment de parler. La mort


déferle en écume, et chaque rayon de soleil est une de ses éclaboussures. Un


même océan gronde dans tous nos membres.

 

 

          Il y a d’abord eu l’heure des prémices, des signes annonciateurs : 


d’étranges murmures, la fulgurance d’un éclair, des cris soudains dans les


ténèbres.

 

 

          A présent gisent sur le côté des vêtements abandonnées, les feuilles 


sèches des souvenirs jadis rouges ou bleus ; quelques notes disjointes enfin, 


musique d’un passé défiguré.

 

 

          L’assemblée a pris fin ; les lustres dignes de la cour d’un roi sont en 


miettes, et feraient une bonne terre battue pour dresser un bûcher. La 


lumière fuse, alcool de vie. Dorénavant nous nous regarderons les uns les


autres à travers les sept rayons du prisme

 

 

          On ignore encore à quoi ressemblera cette nouvelle terre. Le vent, 


comme une aile d’oiseau migrateur, avec toujours ce même étonnement


d’étranger nouveau-venu, frappe les paupières.

 

 

          Pourtant dans la grotte inaccessible, au fond du puits sans fond, le cobra


royal gonfle son capuchon et mord.

 

 

          Il n’a pas encore de parole à porter, ne fait que pleurer, un enfant à peine 


né.

 

 

          Le temps de lui donner un nom a manqué.

 

 


MIRAGE

 

 

          On reste longtemps seul avec soi-même. Au cœur d’un univers qui va


toujours vers sa dissolution. Sous un soleil brûlant. Dans l’humidité de la nuit.

 

 

          Qui pourrai dire ces vastes forêts, ce lac – qui ce désert sans fin, les vents


de sable et l’étouffement dans l’air sec ? Et qui dira le compagnon, l’ami, sa


présence fidèle à chaque nuit de veille ?

 

 

          Pourtant, sur la route du pèlerinage tous les rêves peuvent éclore, et le printemps


sur les rives de la Sarayu. Le corps du grand dieu Shiva est recouvert de ses cendres.

 

 

          Parfois, souvent l’aimée s’éloigne et, mirage, disparaît dans le désert. Le fleuve


coule dans le lac, le grossit, le traverse et ce gain n’est pas peu.

 

 

          La vue s’ouvre – à perte de vue. Je m’assieds pour modeler l’idole. Autour, une


communauté, la mienne, la seule : celle des êtres chers jusqu’à la fin.

 

 

          Le vent souffle et siffle, la poussière vole, les vastes forêts, le lac sont en. 


mouvement. L’aimée s’en va, mirage vraie par-delà vrai et faux.

 

 


L’UNIVERS

 

 

          Je suis terne, et tu l’es comme moi. Ou bien : tu es terne ; et comme toi


je le suis. Parce que je suis toi et parce que tu es moi.

 

 

          Et puisque personne ne nous a jamais rendu visite, viens, sortons de


cette chambre, étalons au soleil ce que nous possédons.

 

 

          La journée passe comme rampe un serpent, d’ici à là, silencieux, secret.


La lumière se pose quelque part – elle a déjà filé ailleurs.

 

 

          Les récoltes mise à sécher font triste mine ; leur beau vert d’hier tourne 


au gris. Sur ton corps, comme sur le mien, se lit la signature nocturne des


moustiques.

 

 

          Nous nous étions promis d’écouter de la musique, d’en faire écouter. 


De rêver et de donner à rêver. Cet univers est le nôtre, de l’océan jusqu’aux 


Himalayas. Nous pouvons le dire bon ou mauvais, terne ou brillant, qu’importe !


-  ce sont toujours nos mots et nous ne faisons jamais que nous les attribuer.


Alors, à quoi bon cette anxiété, ces hésitations ?

 

 

          Viens, sors. Et à ton tour dis-moi ces mots. Viens, sors.  Ce que nous


possédons, s’il faut le nommer, ce sera « musique » et « rêve »...Qu’en penses-tu ?

 

 

          Ou bien « vigueur », « verdure » ? – Qu’en penses-tu ?

 

 


LE CERCLE MAGIQUE

 

 

          Elle vient de sortir. Elle a laissé la porte-entr’ouverte, et tout le vide du


dehors s’est aussitôt engouffré dans la chambre, où le silence résonne 


maintenant des chuchotements des êtres des ténèbres.

 

 

 


 
          Peut-être va-t-elle bientôt revenir. En attendant, je consacrerai tout mon 


temps à ces rusés, à leurs sauts, leurs pirouettes, leurs grimaces.

 

 

          Et je n’aurai pas peur. Je n’ai pourtant pas de pierre philosophale à


caresser pour ma protection – je ne possède rien. Tant il est facile de me voler,


de dépouiller l’indigent que je suis – de démunir le démuni.

 

 

          Dehors, hommes et femmes se sont réunis pour quelque occasion faste,


et leur festival de lumières et de chants se poursuit jusqu’à ce petit matin


d’hiver, où les premiers rayons de soleil font dans l’air comme une cascade


de fleurs de frangipanier.

 

 

          Quelques instants seulement, la vina (1) se taira dans la chambre, où ne


résonneront plus que les airs du doute et de la peur – dissonances, fausses


notes.

 

 

          Voilà pourquoi ma porte n’est jamais fermée qu’à demi – l’autre 


battant toujours ouvert : pour que le juste et l’injuste se rencontrent et


jouent ensemble un moment, dans les modestes limites du cercle magique


de mon quartier.

 

 

(1) La vina est le plus ancien instrument classique de la musique indienne (XVIème siècle). IL


s’agit d’un manche ajusté sur deux calebasses sur lequel des cordes sont tendues.

 

 

 


Traduit du bengali par France Bhattacharya et Cédric Demangeot


In, Revue « Moriturus, N° 5, Août 2005 » 


Editions fissile, 09310 Les Cabannes
 

Commentaires
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
117 abonnés