Miguel Angel Asturias (1899 - 1974) : Méditations du pied nu
Méditations du pied-nu
I
Ce n’est pas la première fois,
surgeon humain porteur de bois,
que tu vois se dresser de terre
l’espoir. Ton espoir.
L’espoir pour toi ne peut que se dresser de terre.
Du creux des halliers et du creux des pierres,
du fond des villages obscurs et silencieux,
par les chemins baignés de sueur des mornes journaliers,
les mots sont venus t’offrir leur baiser.
Le mot. L’espoir peut n’être que cela : un mot.
Avec ta mince pupille de graine
tu regardes tout avec étonnement,
parce que dans tes livres secrets le retour
du bien apparaît clair.
- Ton nom ?
Ton nom, dit-on, est « Cœur de fleur qui suit la femme
et le soleil ». Aussi « Cheveux de lianes » quand tu tombes
dans le nuage du rêve. Moi je t’appelle comme avant :
valet, manœuvre, serf, gardien, Indien...
Comme il est beau de s’élever à cette liberté de ceux d’en-bas
main dans ia main ainsi qu’un arbre qui grandit !
Le silence en astronomie
se change, autour de ta chair que soutient
le tatouage interne de tes os.
Demain tout sera tatoué de squelettes
quand ton humus sera couché près des métaux,
des fleurs, des creusets printaniers
où s’élabore le cristal de ton climat.
Laisse-moi te parler avant que ne s’épuise en mélodies
le fils de la chèvre et de la flûte,
qui, dans le soir tombant, au croisement des fleuves,
joue parmi des troupeaux d’écume et d’agneaux...
O flûte pour la brume bleue
que l’eau qui court emporte au-dessus d’elle
et pour ce qu’elle traîne en ses anneaux de vivantes géologies !
Tout a été dilacéré. Tes doux voisinages troqués
contre des confins de violence.
Qu’as-tu fait pour que tes pieds ne soient pas tranchés
quand on a tranché le pays en multiples géographies ?
L’Amérique est la plante de ton pied,
avec le grand talon d’Achille au Nord,
au Ccntre l’étroit cou-de-pied
et l’éventail des doigts gigantesque au Sud.
Mais depuis mille siècles
tu attends le retour de tes cités :
celle de l’humus vert et parfumé,
celle du jour couleur de soleil que son or aveugle,
celle des neuf amarantes suspendues aux étoiles,
celle du trille armé de griffes, doux plumage acéré,
celle de l’océan de perles, simple et caniculaire,
celle que régissent les averses
et celle de ton espoir, volcan du jour vert.
Ton espoir devant la réalité,
a maintenant deux mains, tes deux mains, non celles du maître,
des mains d’où irradient les dix doigts du destin de l’homme.
Dresse-toi. Exige. Tu es flamme brûlante,
et ta conquête est sûre où l’horizon définitif
devient goutte de sang, devient goutte de vie ;
tes épaules en ces lieux porteront l’univers,
et sur cet univers porteront ton espoir.
Sors. Contemple le ciel,
résolu et sans crainte d’être fou.
II
Résolu. Parfois sans savoir pourquoi, résolu.
Les racines arrachées au sol et dans le vent racines
irrémédiablement, racines à jamais,
éclairs tragiques, racines de tempêtes, pointes
de la griffure obscure, sans ongles, jamais plus atavique
qu’en cet instant où elle doit s’agripper à ce qui la soutient.
Ne pas défendre, non, la grâce végétative de l’enfance
ni de la flûte de roseau tiède sous une chevelure de son vivant.
Ni défendre les lèvres qu’entrouvre une question.
Ni défendre, le sang brûlant.de la blessure sur la peau glacée.
Accepter à genoux, comme la bête solitaire,
l’éternité terrible d’être marqué au fer : Indien,
Indien qui éternue en un faisceau d’étoiles gémissantes,
d’étoiles de bois, par le nez des marimbas,
tandis que le monde repose intact sous l’écorce nocturne.
Misère parmi l’eau, le feu
et les volutes de fumée,
auprès des mères tristes de ne rien sentir
autour d’elles, maintenant que rien ne sent plus
depuis que l’enfant est parti pour son voyage d’homme
rn remerciant le ciel de lui avoir appris
par la marche des nuages à travers les coteaux
comment faire avancer les pieds dans les chemins
Corrals. Ronciers. Ombres. Tigres d’oranges.
La vie de la soirée qui bat parmi les feuilles
a, pris la couleur du moisi, parmi les feuilles.
« Tant mieux si le fils est parti,
maintenant que vous ne pouvez plus cacher les porcs,
car l’homme au panama, le maître est venu hier
dire qu’on les abatte avant qu’ils ne soient gras. ! »
L’homme ne tiendrait pas un semblable langage
si le fils était là, qui saurait lui parler !
La nuit gagne au-dehors, elle envahit les huttes.
Dans les yeux/ d’un enfant une clarté s’allume.
La flamme brille et claque et la cendre se tait.
Les hommes, troupe obscure, au retour du travail,
s’écrasent sous le poids de leur propre fatigue,
sueur et terres mêlées, cheveux en croûtes dures.
La terre des sillons, la sueur de tous les pores,
et la crinière des cheveux peignés chaque dimanche.
Le silence est tombé : les pauvres se sont tus,
qui, rentrés du travail, ressemblent à des vers.
III
Chaleur. Chaleur. Le mât volant tournoie parmi les flammes.
Qui donc appellera les pluies ? Chaleur. Chaleur
Le crapaud ? La grenouille ? Moi ? Toi ? Lui ? Nous ?
Coassez ! Coassez : que des nuages bleutés
Colorent le ciel brun !
Chaleur. Chaleur. Le pieu, le trou, le grain
de maïs et le pied fébrile qui le foule afin que son visage
échappe à l’agouti, à la faim noire du corbeau,
au bâillement vert de l’ara, au besoin debout dans les os
du loup. Ils ont perdu et maintenant ils cherchent
le maïs à deux yeux, celui que les Dieux employèrent
pour créer l’homme dont il fut le premier aliment.
Le maïs à deux yeux, et non celui qui porte sur l’épi
l’étoile du matin, aveugle, solitaire.
Il brûle dans la nuit, voit en profondeur, guide
la plante au creux du sol. Il brûle aussi au jour,
découvre à l’infini, guide la plante vers l’espace
et, paraissant sur la minuscule pyramide du grain,
étend son regard végétal, ses feux de perle d’eau.
O destin du maïs, ô destin de ma race,
qui voit dans la nuit, étant une graine,
mais qui, naisant au jour, referme ses pupilles !
O bonheur amer, bonheur de ma race
qui sur des coraux noirs érige sa puissance !
Hier j’ai vu dans mon pays de fables, de séismes,
de graines géantes, j’ai vu, brisés mes boucliers,
ce qui resta gisant, caché, volé à ma pupille sur l’épi :
La ronde de la lune autour des pyramides
aux frises de jaguars, et l’escargot du temps
escaladant la pierre auditive des temples,
le bienfait des terres travaillées en commun,
les lourds arbres fruitiers des végas, l’animal poursuivi,
et l’invisible, immobile sur les linteaux
des portes, nu, dressé, visage parfumé.
Les troupeaux dévalaient des pôles au tropique
y dévorer le feu. Je vis, pour le reprendre,
succomber des générations aux membres grelottants
sur cette même terre de fables et de séismes,
succomber et gémir, gémir les cœurs
parmi de blancs icebergs, des tempêtes de glace,
jusqu’à ce jour où la colère en mille éclairs
jaillit dans l’étincelle du volcan, dans l’incendie.
Les troupeaux de la neige regagnèrent
leurs tanières du Nord. Luttant contre les flammes,
surpris par l’ambition, l’audace, le fer égorgeur,
je vis alors périt des générations dans les mines
et tous les trafiquants me flageller
et me troquer contre leurs chiens, marquer au fer ma joue ;
je vis, spectacle inouï, s’effacer à mes yeux
les familles de l’homme, non disparaître, s’effacer,
passer sans rien laisser, en grappes de squelettes,
en os amoncelés, les familles de l’homme
offrant sa marchandise. Et j’achète, j’achète
un peu du monde faux qu’il ne cesse de vendre.
Traduit de l’espagnol par Claude Couffon,
In, Miguel Angel Asturias : « Messages indiens »
Pierre Seghers, 1958
Du même auteur :
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