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Le bar à poèmes
5 mai 2022

François Cheng (1929 -) : Cantos toscans (I)

11686874_img-5728[1]Peinture, acrylique (2018),  par Maryse Coin (Ryse KaÏa)

 

Cantos toscans

 

Lumière juste érigée

En chemins, en collines,

En cyprès... choses lointaines

Ou proches que jamais

Nous n’avons révélées,

Faute de mots exacts

 

Et d’un coeur transparent.

 

 

 

Ici la terre affirme

Sa présence calme et sûre,

Tantôt charnelle, tantôt

Aérienne, selon l’heure.

Ici l’homme comblé se garde

D’un mot de trop, sachant

 

Que les dieux sont jaloux.

 

 

 

Ici venus, les dieux

Ont caché leur secret.

De nos sangs nous avons

Tracé les sentes fleuries.

Puis nous avons couru

De colline ne colline

 

Sous l’intouchable azur

 

 

 

Résonnent en nous les collines musicales

En nous l’inapaisable ondulation

Toute chose y parle sa langue natale

Toute chose confie ses secrets au cœur

Vibrent l’air et l’eau, bourdonnent les lauriers

Transparaît alors un dieu, là, tout ouïe

 

Dieu d’accueil, d’épousailles et d’eurythmie

 

 

 

Antique vaisseau un jour sauvé des eaux.

Antique cité : lieu de notre fondation,

De notre volonté de demeurer

Ici, et d’accéder à l’au-delà.

Tours et coupoles toujours plus élevées ;

Pour qui, pour quoi ? Où sont-ils à présent,

 

Oiseaux surnaturels, monstres marins ?

 

 

 

Rocher couché parmi les sables

- vieux lions replié sous son pelage

De lichens immémoriaux

Et sa crinière de pins dressés -,

Son destin n’est plus qu’espérance.

De quoi ? Il ne sait. Son cri

 

Que parfois un aigle entend.

 

 

 

D’un instant à l’autre,

L’éclair va passer,

La foudre va passer,

La campagne est pleine

De frayeur, d’attente.

Une tourterelle rappelle

 

Les anciens oracles.

 

 

 

(Cyprès)

 

Lorsque arrive le vent,

Nous nous donnons entiers.

Au loin, mille papillons

Déchirent l’horizon.

Nous restons immobiles,

Pour être enfin, d’ici,

 

La sève, l’élan, le chant

 

 

 

(Cyprès)

 

Lorsque arrive la pluie,

Nous nous laissons tremper.

Le soleil nous prendra

Par la main ; et d’un jet

Nous tracerons le trait

-combien droit, combien plein –

 

Du sol reconnaissant.

 

 

 

Rondeur de la colline

- Un instant de repos

Des remous telluriques -,

Mamelon du Désir

Qu’effleurent les rayons

Du couchant, bientôt mués

 

En brume de long regret.

 

 

 

Ivre de clarté terrestre,

L’ange du visible est passé.

L’étranger, lui, venu des sources

Et de nuages, a nostalgie

Du vallon irrévélé ;

Assis au creux de la pénombre,

 

A l’écoute de l’ocre de Sienne.

 

 

 

Et toujours plus avant dans ta vallée.

Tes senteurs de mousses conservent intacts

Rêve et mémoire. Un fuchsia crevant l’écran,

Et l’on s’introduit dans ton plus intime.

La grive appelle ; les rocs doucement saignent.

Près de l’étang, là-bas, le saule natal

 

S’abandonne à la paix d’après les pleurs.

 

 

 

S’abîmer en toi au plus secret

De soi, au creux de ce qu’on n’avait

Osé dire et espéré. Le monde est là,

Tels qu’il était dans l’enfance, jailli

Du dedans, clair et rond, rond le ciel,

Ronde la terre. Plain-chant le fruit.

 

A l’unisson mésange et cascade.

 

 

 

Nous songeons à nous en évader

C’est là pourtant que sont nos racines :

Vieux sol aux fidèles printemps-automnes

A la source aux sangs humains mêlée

Tout peut y renaître, si Désir est

Selon l’interne loi du vrai, du beau

 

Sans qu’un seul pétale n’y soit délaissé

 

 

 

Le tragique ne doit pas nous détourner

De notre vocation d’ici, de dire

Ce que le souffle de vie a promis,

Et ce que nous-mêmes nous promettons.

Branche gorgée de sève, ou fracassée,

Fruit gonflé de lait, ou éventré,

 

Tires et pleurs renouent l’invisible fil.

 

 

 

Nous avons contourné l’automne, résolus

A ne plus mourir de nostalgie, à laisser

Les arbres porter haut leur cime, et le pré

Dévaler vers l’étang où une feuille, en sa chute

Troue le reflet du ciel. Entre racine et feu

Nous advenons regard, nous advenons visage

 

Et le mot sera dit, et « tu ne mourras pas. »

 

 

 

Tant que parle la voix, notre regret

Sera ce qu’à temps nous n’aurons pas fait :

Ce que les vivants nous n’aurons pas vu,

Ce qu’aux mourants nous n’aurons pas dit.

Vallon désert à la source tarie,

Vieil olivier au double rejeton...

 

Chante un coucou. Qui l’entend ? Qui répond ?

 

 

 

Faim et soif nous déposent

Sur la plage désertée.

Rien sinon cendres mêlées

De cailloux calcinés ;

Sinon roseaux courbés

Sous la brise de l’oubli.

 

Seul un lys signe l’autre rive.

 

 

 

(Montopoli in Val d’Arno)

 

Vers le soir le sang s’apaise,

Sang des ancêtres versé

Autrefois sur les remparts

Du haut village. Une ruelle

Descendant la pente. Un banc

Où échouent des hommes ressassants,

 

Naufrages de l’Epopée.

 

 

 

(Montopoli in Val d’Arno)

 

Puisque jadis un rêve

A été déposé

Ici, rêve d’une montée

Sans fin vers l’espace autre,

Désormais nous guetterons

Le réveil du dragon...

 

Vienne rêve-réveil nôtre !

 

 

 

L’aube sur le mur à photos

Que renvoie l’ancien miroir :

Tant de visages perdus

Aux rêves encore éveillés...

L’aube dans le miroir humain,

Réveillant morts et vivants,

 

Se donne un visage, un nom

 

 

 

Un jour de plus offert :

Jour de volet ouvert

Sur le temps d’après Pâques.

Sur le sang renouvelé

- rosées, pavots, buissons –

Offrande d’un jour de plus

 

A la vie invécue.

 

 

 

Table ancienne, assise de l’ancienne

Demeure, lourde de racines d’antan

Et de vécus humains. Parfois

La tire de son oubli l’heure fugace ;

Elle cède à l’invite d’une claire coupe :

A la soif des guêpes mourant, là,

 

Au coeur des figues chair rouge sang...

 

 

 

Le carré lumineux de la fenêtre

Capte les lointaines courbes du Dehors :

Ligne de crêtes hérissée de cyprès,

Ourlet des nuages rompu par un aigle...

Dedans, on reste coi, sûr que tout est dit,

Que rien ne sera dit. Pourtant ce moment

 

Infini que seul un œil fini voit.

 

 

 

Nous avons longtemps suivi un sentier tortueux,

Et nous arrivons au sommet de cette colline.

Nous nous donnons au vaste pays qui s’offre.

Très loin sur l’autre colline, perche un village

Brillant à travers fumées, subite apparition...

Soudain, nous nous écrions : « Mais c’est le nôtre ! »

 

Familière, inconnue : toute présence aimée.

 

 

Cantos toscans

Editions Unes, 06000 Nice,1999

Du même auteur :

Un jour, les pierres (I) (15/052014)

« L'infini n'est autre… » (15/05/2015)

Un jour, les pierres (II) (15/05/2016)

« Demeure ici… » (15/05/2017)

Un jour, les pierres (III) (05/05/2018)

L’arbre en nous a parlé (I) (05/05/2019)

L’arbre en nous a parlé (II) (05/05/2020)

L’arbre en nous a parlé (III) (05/05/2021)

Cinq quatrains (05/05/2023)

Neuf nocturnes (05/05/2024)

 

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