François Cheng (1929 -) : Cantos toscans (I)
Peinture, acrylique (2018), par Maryse Coin (Ryse KaÏa)
Cantos toscans
Lumière juste érigée
En chemins, en collines,
En cyprès... choses lointaines
Ou proches que jamais
Nous n’avons révélées,
Faute de mots exacts
Et d’un coeur transparent.
Ici la terre affirme
Sa présence calme et sûre,
Tantôt charnelle, tantôt
Aérienne, selon l’heure.
Ici l’homme comblé se garde
D’un mot de trop, sachant
Que les dieux sont jaloux.
Ici venus, les dieux
Ont caché leur secret.
De nos sangs nous avons
Tracé les sentes fleuries.
Puis nous avons couru
De colline ne colline
Sous l’intouchable azur
Résonnent en nous les collines musicales
En nous l’inapaisable ondulation
Toute chose y parle sa langue natale
Toute chose confie ses secrets au cœur
Vibrent l’air et l’eau, bourdonnent les lauriers
Transparaît alors un dieu, là, tout ouïe
Dieu d’accueil, d’épousailles et d’eurythmie
Antique vaisseau un jour sauvé des eaux.
Antique cité : lieu de notre fondation,
De notre volonté de demeurer
Ici, et d’accéder à l’au-delà.
Tours et coupoles toujours plus élevées ;
Pour qui, pour quoi ? Où sont-ils à présent,
Oiseaux surnaturels, monstres marins ?
Rocher couché parmi les sables
- vieux lions replié sous son pelage
De lichens immémoriaux
Et sa crinière de pins dressés -,
Son destin n’est plus qu’espérance.
De quoi ? Il ne sait. Son cri
Que parfois un aigle entend.
D’un instant à l’autre,
L’éclair va passer,
La foudre va passer,
La campagne est pleine
De frayeur, d’attente.
Une tourterelle rappelle
Les anciens oracles.
(Cyprès)
Lorsque arrive le vent,
Nous nous donnons entiers.
Au loin, mille papillons
Déchirent l’horizon.
Nous restons immobiles,
Pour être enfin, d’ici,
La sève, l’élan, le chant
(Cyprès)
Lorsque arrive la pluie,
Nous nous laissons tremper.
Le soleil nous prendra
Par la main ; et d’un jet
Nous tracerons le trait
-combien droit, combien plein –
Du sol reconnaissant.
Rondeur de la colline
- Un instant de repos
Des remous telluriques -,
Mamelon du Désir
Qu’effleurent les rayons
Du couchant, bientôt mués
En brume de long regret.
Ivre de clarté terrestre,
L’ange du visible est passé.
L’étranger, lui, venu des sources
Et de nuages, a nostalgie
Du vallon irrévélé ;
Assis au creux de la pénombre,
A l’écoute de l’ocre de Sienne.
Et toujours plus avant dans ta vallée.
Tes senteurs de mousses conservent intacts
Rêve et mémoire. Un fuchsia crevant l’écran,
Et l’on s’introduit dans ton plus intime.
La grive appelle ; les rocs doucement saignent.
Près de l’étang, là-bas, le saule natal
S’abandonne à la paix d’après les pleurs.
S’abîmer en toi au plus secret
De soi, au creux de ce qu’on n’avait
Osé dire et espéré. Le monde est là,
Tels qu’il était dans l’enfance, jailli
Du dedans, clair et rond, rond le ciel,
Ronde la terre. Plain-chant le fruit.
A l’unisson mésange et cascade.
Nous songeons à nous en évader
C’est là pourtant que sont nos racines :
Vieux sol aux fidèles printemps-automnes
A la source aux sangs humains mêlée
Tout peut y renaître, si Désir est
Selon l’interne loi du vrai, du beau
Sans qu’un seul pétale n’y soit délaissé
Le tragique ne doit pas nous détourner
De notre vocation d’ici, de dire
Ce que le souffle de vie a promis,
Et ce que nous-mêmes nous promettons.
Branche gorgée de sève, ou fracassée,
Fruit gonflé de lait, ou éventré,
Tires et pleurs renouent l’invisible fil.
Nous avons contourné l’automne, résolus
A ne plus mourir de nostalgie, à laisser
Les arbres porter haut leur cime, et le pré
Dévaler vers l’étang où une feuille, en sa chute
Troue le reflet du ciel. Entre racine et feu
Nous advenons regard, nous advenons visage
Et le mot sera dit, et « tu ne mourras pas. »
Tant que parle la voix, notre regret
Sera ce qu’à temps nous n’aurons pas fait :
Ce que les vivants nous n’aurons pas vu,
Ce qu’aux mourants nous n’aurons pas dit.
Vallon désert à la source tarie,
Vieil olivier au double rejeton...
Chante un coucou. Qui l’entend ? Qui répond ?
Faim et soif nous déposent
Sur la plage désertée.
Rien sinon cendres mêlées
De cailloux calcinés ;
Sinon roseaux courbés
Sous la brise de l’oubli.
Seul un lys signe l’autre rive.
(Montopoli in Val d’Arno)
Vers le soir le sang s’apaise,
Sang des ancêtres versé
Autrefois sur les remparts
Du haut village. Une ruelle
Descendant la pente. Un banc
Où échouent des hommes ressassants,
Naufrages de l’Epopée.
(Montopoli in Val d’Arno)
Puisque jadis un rêve
A été déposé
Ici, rêve d’une montée
Sans fin vers l’espace autre,
Désormais nous guetterons
Le réveil du dragon...
Vienne rêve-réveil nôtre !
L’aube sur le mur à photos
Que renvoie l’ancien miroir :
Tant de visages perdus
Aux rêves encore éveillés...
L’aube dans le miroir humain,
Réveillant morts et vivants,
Se donne un visage, un nom
Un jour de plus offert :
Jour de volet ouvert
Sur le temps d’après Pâques.
Sur le sang renouvelé
- rosées, pavots, buissons –
Offrande d’un jour de plus
A la vie invécue.
Table ancienne, assise de l’ancienne
Demeure, lourde de racines d’antan
Et de vécus humains. Parfois
La tire de son oubli l’heure fugace ;
Elle cède à l’invite d’une claire coupe :
A la soif des guêpes mourant, là,
Au coeur des figues chair rouge sang...
Le carré lumineux de la fenêtre
Capte les lointaines courbes du Dehors :
Ligne de crêtes hérissée de cyprès,
Ourlet des nuages rompu par un aigle...
Dedans, on reste coi, sûr que tout est dit,
Que rien ne sera dit. Pourtant ce moment
Infini que seul un œil fini voit.
Nous avons longtemps suivi un sentier tortueux,
Et nous arrivons au sommet de cette colline.
Nous nous donnons au vaste pays qui s’offre.
Très loin sur l’autre colline, perche un village
Brillant à travers fumées, subite apparition...
Soudain, nous nous écrions : « Mais c’est le nôtre ! »
Familière, inconnue : toute présence aimée.
Cantos toscans
Editions Unes, 06000 Nice,1999
Du même auteur :
Un jour, les pierres (I) (15/052014)
« L'infini n'est autre… » (15/05/2015)
Un jour, les pierres (II) (15/05/2016)
« Demeure ici… » (15/05/2017)
Un jour, les pierres (III) (05/05/2018)
L’arbre en nous a parlé (I) (05/05/2019)
L’arbre en nous a parlé (II) (05/05/2020)
L’arbre en nous a parlé (III) (05/05/2021)
Cinq quatrains (05/05/2023)
Neuf nocturnes (05/05/2024)