Rutebeuf (1230 – 1285) : Le mariage Rutebeuf
Bibliothèque royale Albert Ier, Bruxelles
Le mariage Rutebeuf
En l’an de l’Incarnation,
huit jours après que vint au monde
Jésus qui souffrit la passion,
en l’an soixante,
(arbre sans feuille, oiseau sans chant)
je rendis malheureux tous ceux
qui de cœur m’aiment.
Même les sots de sot me traitent.
Or pour filer, il me faut trame
j’ai bien à faire ;
.....................................
Envoyer un homme en Egypte,
cette douleur est plus petite
que n’est la mienne.
Je n’en puis mais si je m’effraie,
On dit que fou qui ne foloie* * qui n’a des pensées folles
perd sa raison :
me suis-je marié sans raison ?
Je n’ai cabane ni maison.
Encore pire :
pour donner plus de réconfort
à ceux qui me haïssent à mort,
cette femme ai prise
que nul , hors moi, n’aime et n’estime,
elle était pauvre et mal en point
quand je la pris.
C’était là mariage de riches !
car je suis pauvre et mal en point
aussi bien qu’elle !
Elle n’est ni gente ni belle
(cinquante ans dans son écuelle !)
est maigre et sèche :
je n’ai pas peur qu’elle me trompe
Depuis que naquit en la crèche
Dieu de Marie
on ne vit telle épouserie !
Je suis tout plein de réjouissance
voyez mon œuvre.
on dira que bien mal se vêt
Rutebeuf qui rudement œuvre :
on dira vrai
quand je ne pourrais robe avoir
............................................
Je ne crains ni prévôt ni maire.
Je crois que Dieu le débonnaire
m’aime de loin,
bien l’a prouvé en cette affaire ;
Je suis ou le mail met le coin* : * Où le maillet enfonce le coin, où la douleur est la plus forte.
Dieu m’y a mis.
C’est fête pour mes ennemis,
deuil et courroux pour mes amis.
Or à vrai dire
si de Dieu j’ai mérité l’ire,
de moi se peut jouer et rire
car bien s’en venge.
Il faut que je me frotte au lange*. * porter le vêtement de drap à même la peau : se mortifier
Ne crains qu’intime ou étranger
me vole rien :
je n’ai bûche de chêne ensemble,
chez moi il y a fou* et tremble. * jeu de mots, fou désignant aussi le hêtre.
C’est bien assez !
Mes pots sont brisés et cassés
et j’ai vécu tous mes bons jours.
Que vous dirais-je ?
Même la destruction de Troie
ne fut si grande que la mienne.
Il y a pire,
fois que je dois Ave Maria* * Par la foi que je dois à la Vierge
si jamais nul pour mort pria
qu’il prie pour moi !
Je n’en puis mais si je m’affole.
Avant que vienne avril et mai
viendra carême,
je puis vous donner mon avis :
de poisson autant que de crème
aura ma femme.
Par le Seigneur qui tout gouverne
quand je la pris j’avais bien peu
et elle moins.
Ne sait rien faire de mes mains.
L’on ne saura où je demeure
à cause de ma pauvreté,
ma porte ne sera pas ouverte
car ma maison est trop déserte
pauvre et ruinée :
souvent n’y a ni pain ni pâte.
Ne me blâmez si me hâte
d’y retourner
car je n’y aurai bel accueil :
je ne suis pas le bienvenu
si rien n’apporte.
Ce qui le plus me désespère
c’est que je n’ose entrer chez moi
les mains vides.
Savez comment je subsiste ?
L’espérance dès lendemain
voilà mes fêtes.
Les gens croient que je suis prêtre
car je fais plus signer des têtes *, *les gens font des signes de la croix pour honorer le poète.
(ce n’est mensonge)
que si je chantais l’Evangile.
L’on s’entretient parmi la ville
de mes merveilles,
on les doit bien conter aux veilles
car elles n’ont pas leurs pareilles
ce n’est pas doute.
Il paraît que je n’y vis goutte ;
Dieu n’a nul martyr en sa troupe
qui ait tant fait ;
s’ils ont été pour Dieu défaits,
rôtis, lapidés ou écartelés,
point je ne doute
que leur peine fut tôt finie ;
la mienne durera ma vie
sans avoir aise.
Aussi je prie Dieu qu’il lui plaise
cette douleur et ce malaise,
cette impuissance
me les compter en pénitence,
que j’obtienne son accointance.
Traduit du vieux français par Serge Wellens
in, Revue « Poésie 1, N°7 »
Librairie Saint-Germain-des-Prés, éditeur, 1969
Le mariage Rutebeuf
En l’année de l’Incarnation,
Huit jours après l’apparition
De celui qui souffrit Passion –
En l’an soixante,
Qu’arbre n’a feuille, oiseau ne chante,
J’ai fait le malheur de l’amante
Qui m’aime trop.
Même un sot me traite de sot :
Me voilà au bout du rouleau.
J’ai de quoi faire !
Dieu n’a fait de coeur si sévère
Que, quelque dol qu’il ait souffert,
Quelque martyre,
Mon martyre à moi ne soit pire
Au point qu’il ne lui fasse dire :
« Je te tiens quitte. »
Envoyer un homme en Egypte
Est pour lui douleur plus petite
Que n’est la mienne.
Je n’en peux mais si je forcène.
Fou, dit-on, que folie ne mène
Est hors saison :
Si je n’ai ni toit ni maison,
Me marier n’est-ce déraison ?
Encor plus fort :
Pour combler d’aise et réconfort
Ceux qui me haïssent à mort,
La femme éprise
Que nul, sauf moi, n’aime ou ne prise
Etaient perdue et pauvre et grise
Quand le la pris :
Noces de prix !
Me voilà perdu, pauvre et gris
Tout autant qu’elle !
Elle n’est ni jeune ni belle :
Cinquante années dans son écuelle
Et maigre et sèche !
Risque d’être trompé : pas mèche !
Depuis que naquit dans la crèche
Fils de Marie
Nul ne vit telle épouserie !
Que je sois fou, fou endurci,
C’en est la preuve.
Mal couvert, triste à la manœuvre,
Rutebeuf qui rudement œuvre...
On dira vrai
Quand sans habits je m’en irai.
A tous mes amis, je dirai
Qu’ils se réjouissent
Et de leur mieux se divertissent
(A qui leur en fera notice
Maigre cadeau !).
Je ne crains ni huissiers ni prévôts...
Je crois que le bon Dieu là-haut
M’aime de loin.
Je l’ai bien vu, dans ce besoin :
Je suis là où cogne le coin,
Dieu m’y a mis.
Je suis joie pour mes ennemis,
Peine et courroux pour mes amis.
En vérité,
Si Dieu, moi, je l’ai courroucé
De moi il peut bien se jouer,
Et il se venge !
Gratté de gros drap qui démange,
Je ne crais rien, proche ou étrange :
Me voler ? Quoi ?
Pas un bout de bois sous mon toit,
Sauf de tremble, et qui tremble ? Moi !
Et n’est-ce assez ?
Mon pot, il est brisé, cassé !
Mes beaux jours, tous, ils sont passés,
Que dire en droit ?
Même la destruction de Troie
Ne fut pas si grande, je crois.
Et puis voilà :
J’ai foi en l’Ave Maria :
Si pour un mort homme pria,
Qu’il prie pour moi.
Je n’en peux mais de tant d’effroi,
Avant qu’Avril ou Mai se voient
Viendra Carême
Et je vous dis ma pensée même :
Autant de poisson que de crème
Aura ma femme.
A elle de sauver son âme
Car de jeûner pout Notre-Dame
Elle a loisir
Et de bonne heure aller dormir,
Sa faim, n’ayant pu s’assouvir.
La chose est claire :
La patience est bien triste chère
Mais provision facile à faire
A mon avis.
Par le Seigneur qui nous conduit,
J’avais bien peu quand je la pris
Et elle moins.
Je ne sais œuvrer de mes mains :
Nul ne saura où je me tiens
En pauvreté.
Ma porte restera fermée
Car ma maison est désertée.
Pauvreté gâte :
Souvent il n’y a ni pain ni pâte,
Ne me blâmez si je n’ai hâte
D’y revenir :
Nul sourire pour m’accueillir,
Ma venue ne fait pas plaisir,
Sauf si j’apporte...
De mes douleurs c’est la plus forte,
De ne pouvoir franchir ma porte
Si je n’ai rien.
Savez-vous qui me soutient ?
L’espérance du lendemain,
Telle est ma foi !
Me prenant pour prêtre, je crois,
On fait plus de signes de croix* * on se signait au passage des prêtres, mais aussi devant un spectacle effrayant
(Ainsi soit-il !)
Que si je lisais l’Evangile.
On se signe à travers la ville :
Triste merveille,
Conte à conter lorsque l’on veille
Que cette histoire sans pareille,
Nul doute ici.
J’étais aveugle, c’est admis.
Quel martvr de Dieu a subi
Si mauvais sort ?
Pour Dieu iles furent mis à mort,
Rôtis, lapidés, pis encore...
Mais, je le dis,
Leurs tourments furent tôt finis,
Les miens dureront une vie
Sans nul espoir,
Sauf s’il plaisait à Dieu vouloir
Changer douleur et désespoir,
Sottise, enfance,
Pour moi en sainte pénitence
Qui me vaille Sa bienveillance.
Traduction de Françoise Morvan
In, Rutebeuf : « Le dit de la grièche d’hiver
et autres poèmes de l’infortune »
Editions Mesures, 2023
Du même auteur :
Le dit des ribauds de grève / Le diz des ribaux de greive (08/04/2019)
La grièche d’hiver(08/04/20)
La grièche d’été / la griesche d’este (08/04/2021)
La pauvreté Rutebeuf / La povreté Rutebeuf (08/04/2022)
La complainte Rutebeuf (1 et 2) (08/04/2024)