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Le bar à poèmes
8 avril 2023

Rutebeuf (1230 – 1285) : Le mariage Rutebeuf

03580517_francais1_hl-028-i0004[1]Bibliothèque royale Albert Ier, Bruxelles

 

Le mariage Rutebeuf

En l’an de l’Incarnation,

huit jours après que vint au monde

Jésus qui souffrit la passion,

en l’an soixante,

(arbre sans feuille, oiseau sans chant)

je rendis malheureux tous ceux

qui de cœur m’aiment.

Même les sots de sot me traitent.

Or pour filer, il me faut trame

j’ai bien à faire ;

.....................................

Envoyer un homme en Egypte,

cette douleur est plus petite

que n’est la mienne.

Je n’en puis mais si je m’effraie,

On dit que fou qui ne foloie                    * qui n’a des pensées folles           

perd sa raison :

me suis-je marié sans raison ?

Je n’ai cabane ni maison.

Encore pire :

pour donner plus de réconfort

à ceux qui me haïssent à mort,

cette femme ai prise

que nul , hors moi, n’aime et n’estime,

elle était pauvre et mal en point

quand je la pris.

C’était là mariage de riches !

car je suis pauvre et mal en point

aussi bien qu’elle !

 

Elle n’est ni gente ni belle

(cinquante ans dans son écuelle !)

est maigre et sèche :

je n’ai pas peur qu’elle me trompe

Depuis que naquit en la crèche

Dieu de Marie

on ne vit telle épouserie !

Je suis tout plein de réjouissance

voyez mon œuvre.

on dira que bien mal se vêt

Rutebeuf qui rudement œuvre :

on dira vrai

quand je ne pourrais robe avoir

............................................

Je ne crains ni prévôt ni maire.

Je crois que Dieu le débonnaire

m’aime de loin,

bien l’a prouvé en cette affaire ;

Je suis ou le mail met le coin* :      * Où le maillet enfonce le coin, où la douleur est la plus forte.             

Dieu m’y a mis.

C’est fête pour mes ennemis,

deuil et courroux pour mes amis.

Or à vrai dire

si de Dieu j’ai mérité l’ire,

de moi se peut jouer et rire

car bien s’en venge.

Il faut que je me frotte au lange*.      * porter le vêtement de drap à même la peau : se mortifier

Ne crains qu’intime ou étranger

me vole rien :

je n’ai bûche de chêne ensemble,

chez moi il y a fou* et tremble.         * jeu de mots, fou désignant aussi le hêtre.

C’est bien assez !

Mes pots sont brisés et cassés

et j’ai vécu tous mes bons jours.

Que vous dirais-je ?

Même la destruction de Troie

ne fut si grande que la mienne.

Il y a pire,

fois que je dois Ave Maria*               * Par la foi que je dois à la Vierge

si jamais nul pour mort pria

qu’il prie pour moi !

Je n’en puis mais si je m’affole.

Avant que vienne avril et mai

viendra carême,

je puis vous donner mon avis :

de poisson autant que de crème

aura ma femme.

 

Par le Seigneur qui tout gouverne

quand je la pris j’avais bien peu

et elle moins.

Ne sait rien faire de mes mains.

L’on ne saura où je demeure

à cause de ma pauvreté,

ma porte ne sera pas ouverte

car ma maison est trop déserte

pauvre et ruinée :

souvent n’y a ni pain ni pâte.

Ne me blâmez si me hâte

d’y retourner

car je n’y aurai bel accueil :

je ne suis pas le bienvenu

si rien n’apporte.

Ce qui le plus me désespère

c’est que je n’ose entrer chez moi

les mains vides.

 

Savez comment je subsiste ?

L’espérance dès lendemain

voilà mes fêtes.

Les gens croient que je suis prêtre

car je fais plus signer des têtes *,     *les gens font des signes de la croix pour honorer le poète.

(ce n’est mensonge)

que si je chantais l’Evangile.

L’on s’entretient parmi la ville

de mes merveilles,

on les doit bien conter aux veilles

car elles n’ont pas leurs pareilles

ce n’est pas doute.

Il paraît que je n’y vis goutte ;

Dieu n’a nul martyr en sa troupe

qui ait tant fait ;

s’ils ont été pour Dieu défaits,

rôtis, lapidés ou écartelés,

point je ne doute

que leur peine fut tôt finie ;

la mienne durera ma vie

sans avoir aise.

Aussi je prie Dieu qu’il lui plaise

cette douleur et ce malaise,

cette impuissance

me les compter en pénitence,

que j’obtienne son accointance.

 

 

Traduit du vieux français par Serge Wellens

in, Revue « Poésie 1, N°7 »

Librairie Saint-Germain-des-Prés, éditeur, 1969

 

Le mariage Rutebeuf

 

En l’année de l’Incarnation,

Huit jours après l’apparition

De celui qui souffrit Passion –

En l’an soixante,

Qu’arbre n’a feuille, oiseau ne chante,

J’ai fait le malheur de l’amante

Qui m’aime trop.

Même un sot me traite de sot :

Me voilà au bout du rouleau.

J’ai de quoi faire !

Dieu n’a fait de coeur si sévère

Que, quelque dol qu’il ait souffert,

Quelque martyre,

Mon martyre à moi ne soit pire

Au point qu’il ne lui fasse dire :

« Je te tiens quitte. »

Envoyer un homme en Egypte

Est pour lui douleur plus petite

Que n’est la mienne.

Je n’en peux mais si je forcène.

Fou, dit-on, que folie ne mène

Est hors saison :

Si je n’ai ni toit ni maison,

Me marier n’est-ce déraison ?

Encor plus fort :

Pour combler d’aise et réconfort

Ceux qui me haïssent à mort,

La femme éprise

Que nul, sauf moi, n’aime ou ne prise

Etaient perdue et pauvre et grise

Quand le la pris :

Noces de prix !

Me voilà perdu, pauvre et gris

Tout autant qu’elle !

Elle n’est ni jeune ni belle :

Cinquante années dans son écuelle

Et maigre et sèche !

Risque d’être trompé : pas mèche !

Depuis que naquit dans la crèche

Fils de Marie

Nul ne vit telle épouserie !

Que je sois fou, fou endurci,

C’en est la preuve.

Mal couvert, triste à la manœuvre,

Rutebeuf qui rudement œuvre...

On dira vrai

Quand sans habits je m’en irai.

A tous mes amis, je dirai

Qu’ils se réjouissent

Et de leur mieux se divertissent

(A qui leur en fera notice

Maigre cadeau !).

Je ne crains ni huissiers ni prévôts...

Je crois que le bon Dieu là-haut

M’aime de loin.

Je l’ai bien vu, dans ce besoin :

Je suis là où cogne le coin,

Dieu m’y a mis.

Je suis joie pour mes ennemis,

Peine et courroux pour mes amis.

En vérité,

Si Dieu, moi, je l’ai courroucé

De moi il peut bien se jouer,

Et il se venge !

Gratté de gros drap qui démange,

Je ne crais rien, proche ou étrange :

Me voler ? Quoi ?

Pas un bout de bois sous mon toit,

Sauf de tremble, et qui tremble ? Moi !

Et n’est-ce assez ?

Mon pot, il est brisé, cassé !

Mes beaux jours, tous, ils sont passés,

Que dire en droit ?

Même la destruction de Troie

Ne fut pas si grande, je crois.

Et puis voilà :

J’ai foi en l’Ave Maria :

Si pour un mort homme pria,

Qu’il prie pour moi.

Je n’en peux mais de tant d’effroi,

Avant qu’Avril ou Mai se voient

Viendra Carême

Et je vous dis ma pensée même :

Autant de poisson que de crème

Aura ma femme.

A elle de sauver son âme

Car de jeûner pout Notre-Dame

Elle a loisir

Et de bonne heure aller dormir,

Sa faim, n’ayant pu s’assouvir.

La chose est claire :

La patience est bien triste chère

Mais provision facile à faire

A mon avis.

Par le Seigneur qui nous conduit,

J’avais bien peu quand je la pris

Et elle moins.

Je ne sais œuvrer de mes mains :

Nul ne saura où je me tiens

En pauvreté.

Ma porte restera fermée

Car ma maison est désertée.

Pauvreté gâte :

Souvent il n’y a ni pain ni pâte,

Ne me blâmez si je n’ai hâte

D’y revenir :

Nul sourire pour m’accueillir,

Ma venue ne fait pas plaisir,

Sauf si j’apporte...

De mes douleurs c’est la plus forte,

De ne pouvoir franchir ma porte

Si je n’ai rien.

Savez-vous qui me soutient ?

L’espérance du lendemain,

Telle est ma foi !

Me prenant pour prêtre, je crois,

On fait plus de signes de croix*                * on se signait au passage des prêtres, mais aussi devant un spectacle effrayant

(Ainsi soit-il !)                                                  

Que si je lisais l’Evangile.

On se signe à travers la ville :

Triste merveille,

Conte à conter lorsque l’on veille

Que cette histoire sans pareille,

Nul doute ici.

J’étais aveugle, c’est admis.

Quel martvr de Dieu a subi

Si mauvais sort ?

Pour Dieu iles furent mis à mort,

Rôtis, lapidés, pis encore...

Mais, je le dis,

Leurs tourments furent tôt finis,

Les miens dureront une vie

Sans nul espoir,

Sauf s’il plaisait à Dieu vouloir

Changer douleur et désespoir,

Sottise, enfance,

Pour moi en sainte pénitence

Qui me vaille Sa bienveillance.

 

 

Traduction de Françoise Morvan

In, Rutebeuf : « Le dit de la grièche d’hiver

et autres poèmes de l’infortune »

Editions Mesures, 2023

Du même auteur :

Le dit des ribauds de grève / Le diz des ribaux de greive (08/04/2019)

La grièche d’hiver(08/04/20)

La grièche d’été  / la griesche d’este (08/04/2021)

La pauvreté Rutebeuf / La povreté Rutebeuf (08/04/2022)

La complainte Rutebeuf  (1 et 2) (08/04/2024)

 

 

 

 

 

 

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