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Le bar à poèmes
12 avril 2025

Percy Bysshe Shelley (1792 – 1822) : Orphée / Orpheus

 

 

Orphée

 

 

A. Non loin d’ici. Du pic, là-bas de cette colline

 

Coiffée d’une couronne de chênes, peut-être aperçois-tu

 

Un champ sombre et aride traversé par le flot

 

Paresseux et noir, d’un cours d’eau profond mais étroit

 

Que le vent ne ride pas, et que contemple en vain

 

La lune blonde, sans y trouver de miroir.

 

Longe les rives sans herbe de ce ruisseau étrange

 

Jusqu’à la halte d’une sombre mare,

 

Fontaine de ce ru dont le jaillissement

 

Est soustrait au regard par la nuit sans radiance

 

Qui règne sous le surplomb du roc

 

Ombrageant cette mare — intarissable source de ténèbres

 

Au bord de laquelle vacille la tendre lumière

 

Qui tremble de se mêler à sa maîtresse, —

 

Mais, de même que Syrinx Pan, la nuit fuit le jour,

 

Ou, murée dans la plus aveugle aversion,

 

Oppose un non brutal à son étreinte céleste.

 

En un flanc ravagé de cette colline informe

 

Se trouve une caverne, d’où monte en tourbillons

 

Un brouillard pâle, comme une gaze tissée d ’air,

 

Dont le souffle détruit toute vie — un instant elle voile

 

Le roc — avant de fuir, dispersée par le vent,

 

En suivant l’onde, ou de s’attarder au-dessus des crevasses,

 

Tuan t dans leur sommeil les vers, s’il en subsiste là.

 

Sur l’arête en saillie de ce sombre rocher

 

Se dresse un groupe de cyprès ; rien de semblable à ceux

 

Qui, de leur cime gracieuse et de leur vie frémissante

 

Transpercent le ciel pur de ta vallée natale,

 

Et dont l’air joue parmi les branches, mais sans

 

Rien déranger, de crainte de flétrir leur grâce solennelle ;

 

Non, ceux-là se dressent, desséchés et fourbus,

 

En se cramponnant l’un à l’autre ; leurs rameaux chétifs

 

Gémissent sous les gifles du vent, et ils tremblent

 

Sous ses rafales — équipage rossé par les grains !


Le Chœur. Quel son merveilleux est-ce là, évanescent et triste

 

Mais plus mélodieux que le murmure du vent

 

Qui se faufile entre les colonnes d’un temple ?

 

 


A.  C’est la voix errante de la lyre d’Orphée

 

Portée par les vents qui soupirent parce que leur roi brutal

 

Les presse de fuir vite ces notes emplissant l’air :

 

Mais dans leur précipitation avec eux ils emportent

 

Le son déchirant et le répandent, comme une rosée,

 

Sur les sens qui tressaillent.

 

 


Le Chœur. Chante-t-il encore ?

 

Je croyais que, de rage, il avait jeté sa harpe

 

Lorsqu’il avait perdu Eurydice.

 

 


A. Ah, non !

 

Il s ’est arrêté un temps. Comme un pauvre cerf aux abois

 

Frissonne un instant sur le bord effrayant

 

D’un courant rapide — les chiens cruels le harcèlent

 

De leurs cris assourdissants, les flèches étincelantes blessent –

 

Il plonge : Ainsi Orphée, happé et déchiré

 

Par les crocs acérés d’un inapaisable chagrin,

 

Agita telle une Ménade sa lyre dans l’air radieux

 

Et, sauvage, hurla : « Là où elle est, règne l’obscurité ! »

 

Mais il délivra dès lors de ses cordes un son

 

D’une mélodie profonde et terrible. Hélas !

 

En un lointain passé, quand la blonde Eurydice

 

Aux yeux brillants venait s’asseoir à ses côtés,

 

Il chantait à voix douce des thèmes célestes.

 

Comme dans un ruisseau qui, agité de vaguelettes

 

Par les souffles légers du printemps — la moindre ride

 

Offre au soleil un miroir à mille facettes,

 

S’écoule musicalement entre ses berges vertes,

 

Sans cesse et sans arrêt, toujours limpide et frais,

 

Ainsi coulait son chant, reflétant la joie profonde

 

Et le tendre amour qui nourrissaient ces notes exquises,

 

Progéniture céleste de la nourriture au goût d’ambroisie.

 

Mais c’est là du passé. Au retour des Enfers terribles,

 

Il choisit un siège solitaire de pierre non taillée,

 

Noircie de lichens, dans une plaine sans herbe.

 

Alors, de la source profonde et débordante

 

D’un chagrin éternel, étreignant à jamais,

 

Jaillirent vers le ciel les accents d’un chant rageur.

 

C’est comme une cataracte puissante qui sépare

 

Deux roches sœurs de ses rapides violents

 

Et se jette, dans le vacarme d ’un grondement horrible,

 

En bas d’un précipice ; d ’une source perpétuelle

 

Elle coule et tombe sans cesse et fend l’air

 

D’un grondement énorme et furieux, mais d’une harmonie sans pareille

 

Et, en tombant, projette une gerbe d ’écume

 

Que le soleil revêt des teintes de la lumière d ’iris.

 

Ainsi le torrent tempétueux de son chagrin

 

Est revêtu des sons les plus exquis et des mots variés

 

De la poésie. A la différence de toutes les œuvres hum aines,

 

 

Sagesse et beauté jointes au don divin

 

 


De la puissante poésie demeurent ensemble,

 

Se mêlant en un doux accord. De même ai-je vu

 

 


Un violent souffle du sud déchirer le ciel assombri,

 

Chassant la ribambelle des nuages ailés

 

Incapables de résister, mais toujours plus vite poussés

 

Selon le bon vouloir de leur berger, tandis que les étoiles,

 

Scintillant d ’une faible lueur, lorgnent entre les panaches.

 

Bientôt le ciel est dégagé, et le dôme élevé

 

De la voûte sereine, étoilée de fleurs embrasées,

 

Enferme la terre ébranlée ; à moins que la lune immobile,

 

A la hâte, mais avec grâce, commence sa course,

 

Montant toute brillante derrière les collines de l’est.

 

Je parle de la lune et du vent et des étoiles, et non

 

Du chant; mais si à son Grand Chant je voulais faire écho

 

Il faudrait que Nature me prête des mots encore inconnus,

 

Ou c’est moi qui devrais emprunter à ses œuvres parfaites

 

Pour donner une image de ses attributs parfaits.

 

Il n’est plus assis sur son trône

 

De pierre dans une plaine déserte et sans herbe

 

Car les chênes toujours verts et noueux

 

Et les cyprès qui rarement agitent leurs branches

 

Et les oliviers vert-marin aux fruits délicieux

 

Et les ormes entraînant les vignes entortillées

 

Qui, dans leur hâte à suivre, laissent tomber leurs baies,

 

Et les buissons de prunelliers portant leur race naissante

 

De roses rougissant ; les bouleaux, chers aux amants

 

Et les saules pleureurs ; tous, rapides ou lents,

 

Au gré de leurs vastes ramures ou de leurs robes plus légères,

 

Ont fait cercle autour de son trône, et la Terre elle-même

 

A envoyé de son sein maternel une éclosion

 

De fleurs pareilles à des étoiles et d’herbes aux senteurs suaves,

 

Pour tapisser le sol du temple que sa poésie

 

A bâti, tandis qu’à ses pieds sont couchés des lions menaçants

 

Et que, par l’amour rendus téméraires, des enfants rampent près de son

 

     repaire.

 

Même les vers aveugles paraissent sensibles au son.

 

Les oiseaux restent silencieux, penchant la tête,

 

Sur le perchoir des plus basses branches.

 

Le rossignol lui-même ne lance aucune note

 

Rivale, mais en extase écoute

 

 

 


Traduit de l’anglais par Robert Davreu

 

1n, Revue Po&sie, N°70

 

Belin éditeur, 1994

 

Du même auteur : 


 « Il y eut une créature… » (24/12/2014)


L’Île / The Isle (09/09/2017)

 

Cimetière un soir d’été / A summer evening churchyard (12/04/2024)

 

 

Orpheus

 

A:

 

Not far from hence. From yonder pointed hill,

 

Crowned with a ring of oaks, you may behold

 

A dark and barren field, through which there flows,

 

Sluggish and black, a deep but narrow stream,

 

Which the wind ripples not, and the fair moon   

 
                    
Gazes in vain, and finds no mirror there.

 

Follow the herbless banks of that strange brook

 

Until you pause beside a darksome pond,

 

The fountain of this rivulet, whose gush

 

Cannot be seen, hid by a rayless night   


                            
That lives beneath the overhanging rock

 

That shades the pool--an endless spring of gloom,

 

Upon whose edge hovers the tender light,

 

Trembling to mingle with its paramour,--

 

But, as Syrinx fled Pan, so night flies day,  


                      
Or, with most sullen and regardless hate,

 

Refuses stern her heaven-born embrace.

 

On one side of this jagged and shapeless hill

 

There is a cave, from which there eddies up

 

A pale mist, like aereal gossamer,    

 

Whose breath destroys all life--awhile it veils

 

The rock--then, scattered by the wind, it flies

 

Along the stream, or lingers on the clefts,

 

Killing the sleepy worms, if aught bide there.

 

Upon the beetling edge of that dark rock  


                           
There stands a group of cypresses; not such

 

As, with a graceful spire and stirring life,

 

Pierce the pure heaven of your native vale,

 

Whose branches the air plays among, but not

 

Disturbs, fearing to spoil their solemn grace; 


                      
But blasted and all wearily they stand,

 

One to another clinging; their weak boughs

 

Sigh as the wind buffets them, and they shake

 

Beneath its blasts--a weatherbeaten crew!

 


CHORUS:

 

What wondrous sound is that, mournful and faint,    

 

But more melodious than the murmuring wind

 

Which through the columns of a temple glides?

 


A:

 

It is the wandering voice of Orpheus' lyre,

 

Borne by the winds, who sigh that their rude king

 

Hurries them fast from these air-feeding notes;    

 

But in their speed they bear along with them

 

The waning sound, scattering it like dew

 

Upon the startled sense.


CHORUS:

 

Does he still sing?

 

Methought he rashly cast away his harp

 

When he had lost Eurydice.

 


A:

 

Ah, no! 


                                                            
Awhile he paused. As a poor hunted stag

 

A moment shudders on the fearful brink

 

Of a swift stream--the cruel hounds press on

 

With deafening yell, the arrows glance and wound,--

 

He plunges in: so Orpheus, seized and torn     

 

By the sharp fangs of an insatiate grief,

 

Maenad-like waved his lyre in the bright air,

 

And wildly shrieked 'Where she is, it is dark!'

 

And then he struck from forth the strings a sound

 

Of deep and fearful melody. Alas!  

 

In times long past, when fair Eurydice

 

With her bright eyes sat listening by his side,

 

He gently sang of high and heavenly themes.

 

As in a brook, fretted with little waves

 

By the light airs of spring--each riplet makes  

 

A many-sided mirror for the sun,

 

While it flows musically through green banks,

 

Ceaseless and pauseless, ever clear and fresh,

 

So flowed his song, reflecting the deep joy

 

And tender love that fed those sweetest notes, 

 

The heavenly offspring of ambrosial food.

 

But that is past. Returning from drear Hell,

 

He chose a lonely seat of unhewn stone,

 

Blackened with lichens, on a herbless plain.

 

Then from the deep and overflowing spring 


                           
Of his eternal ever-moving grief

 

There rose to Heaven a sound of angry song.

 

'Tis as a mighty cataract that parts

 

Two sister rocks with waters swift and strong,   


                    
And casts itself with horrid roar and din

 

Adown a steep; from a perennial source

 

It ever flows and falls, and breaks the air

 

With loud and fierce, but most harmonious roar,

 

And as it falls casts up a vaporous spray

 

Which the sun clothes in hues of Iris light.   


                      
Thus the tempestuous torrent of his grief

 

Is clothed in sweetest sounds and varying words

 

Of poesy. Unlike all human works,

 

It never slackens, and through every change

 

Wisdom and beauty and the power divine   

 

Of mighty poesy together dwell,

 

Mingling in sweet accord. As I have seen

 

A fierce south blast tear through the darkened sky,

 

Driving along a rack of winged clouds,

 

Which may not pause, but ever hurry on, 

 

As their wild shepherd wills them, while the stars,

 

Twinkling and dim, peep from between the plumes


.
Anon the sky is cleared, and the high dome

 

Of serene Heaven, starred with fiery flowers,

 

Shuts in the shaken earth; or the still moon    


                    
Swiftly, yet gracefully, begins her walk,

 

Rising all bright behind the eastern hills.

 

I talk of moon, and wind, and stars, and not

 

Of song; but, would I echo his high song,

 

Nature must lend me words ne'er used before,  

 

Or I must borrow from her perfect works,

 

To picture forth his perfect attributes.

 

He does no longer sit upon his throne

 

Of rock upon a desert herbless plain,

 

For the evergreen and knotted ilexes,  

 

And cypresses that seldom wave their boughs,

 

And sea-green olives with their grateful fruit,

 

And elms dragging along the twisted vines,

 

Which drop their berries as they follow fast,

 

And blackthorn bushes with their infant race  

 

Of blushing rose-blooms; beeches, to lovers dear,

 

And weeping willow trees; all swift or slow,

 

As their huge boughs or lighter dress permit,

 

Have circled in his throne, and Earth herself

 

Has sent from her maternal breast a growth   

    
                
Of starlike flowers and herbs of odour sweet,

 

To pave the temple that his poesy

 

Has framed, while near his feet grim lions couch,

 

And kids, fearless from love, creep near his lair.

 

Even the blind worms seem to feel the sound.  

 

The birds are silent, hanging down their heads,

 

Perched on the lowest branches of the trees;

 

Not even the nightingale intrudes a note

 

In rivalry, but all entranced she listens.

 


Poème précédent en anglais :


Jack Kerouac : Mexico city blues (97 – 102ème Chorus) / 97– 102th Chorus) (27/03/2025)
 

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