Erwann Rougé (1954 -) : L’Absent (3)
RENNES, FRANCE, MARS 1958.
leurs mots on répété la mort
ont raconté la même disparition.
l’ombre est restée dans les montagnes
ses ailes dans un seul vent.
et d’un coup l’égarement
la déchirure insensée.
le toucher d’une main
qui n’attend plus.
« éloigne-toi éloigne-toi
ne reste pas près de l’oreiller. »
l’absence s’amasse derrière la porte
l’ange est impitoyable.
mord la blessure d’où l’on vient.
quand le sentier perd sa clarté d’attente
l’animal blessé se cache dans le talus
tout prend la couleur du sel.
depuis la fêlure continuer doucement.
les larmes la simple larme :
« où dors-tu ? »
l’histoire est un lieu de mer
l’oiseau baisse ses ailes
la lumière en vol.
on n’embrasse pas les paupières
de peur de mesurer la mort
le tout à perdre d’amour.
elle touche ses lèvres
dessine le baiser d’adieu.
elle a encore du sable dans l’oreille
la mer remonte des lambeaux.
l’emmêlement et l’affolement des doigts
jusqu’à la vague prochaine
et une immense fatigue.
il est mort avec les vrais morts.
elle sans bien comprendre
regarde la chambre vide
comme si elle la voyait
pour la première fois.
quelque chose s’est déplacé
le linge en désordre
le papillon sec au coin du mur.
quelque chose s’est retiré
la fenêtre est glaciale et pure.
elle parle encore sans prononcer son nom
de danser l’ombre
avec une douceur invisible.
« fin février viendra bien vite. Je serai là. enfin. »
19 février 1958.
et si c’était autre chose
la chaise la fenêtre
ce brin de laine et les petits fagots d’herbes
cette odeur de draps propres.
il disait ne laisse pas le monde
salir la mer et te « »voler » les mots ».
tout un été ou presque
il était là « te tenant »
au-delà du désert et un peu d’eau.
de ce juillet la fragrance d’amande
les peaux mêlées.
dans l’abandon dans le secret
il avait peur de ses mains.
peu à peu elle se souvient de tout
le flux et le reflux du sable
quelques pas à faire ici
la main et lui sans voix.
les oreilles pleines de sel
l’été sûrement
il y a la dune pour bavarder.
le rire derrière les yeux
attend que les choses d’elles- mêmes arrivent
que la clarté du soir tourne.
elle s’assoit au soleil pour fumer rêveusement.
« l’étrangeté partout. tous les dos les visages les yeux... il y a des
moments où je me sens devenir fou... »
23 décembre 1957
« amour de qui amour de quoi »
séparent la beauté du dedans
de la beauté du dehors
le lien dépourvu de sens
aime encore d’aimer.
se mêlent à la vie
le point vide et le souvenir des pas.
même si l’on trébuche
sur ce que l’on pourrait dire
personne n’entend.
qui découpe les ombres et la fin des ombres
de ce qui arrive et qui revient te dire :
essaie tout de même d’emporter
quelque chose de la journée
.
la mer n’est plus loin
ses pieds devenus limon algue d’herbe
les remous de terre la dénouent de tout
s’arrêter là avant de ne plus savoir
où marcher..
ses mains tiennent tant d’oiseaux
verdiers gros-becs tarins fauvettes
lui parlent la langue des arbres.
le chant tout à l’autre grandit dans son ventre.
s’arrêter là pour l’entendre.
plus rien ne se presse sur la bouche
ne calme le passage au vide.
c’est autrement autre
l’enfant qui appelle de l’intérieur des yeux.
juste un instant retenir
le tremblement au cœur et aux poumons.
le moment se fige
la tête l’œil les genoux
parce que cet enfant-là...
« mon corps là au milieu de nulle part je voudrais descendre à la
rivière... me rafraîchir la nuque. »
23 décembre 1957
Toutes les phrases en italiques et entre guillemets sont des extraits de lettres
envoyées par Ali.
L’absent,
Edition Unes, 06000 Nice
Du même auteur :
Puis ce ralenti (04/09/2017)
« Si je fermais les yeux... » (04/09/2018)
« Et les couleurs arrivent ... » (04/09/2019)
L’Absent (1) (02/04/2023)
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