Erwann Rougé (1954 -) : L’Absent (2)
BENI YENNI. KABILYE.1958.
ils ont encerclé le village
l’homme contre le mur.
la pierre arrête le temps
et le mur n’existe plus.
l’été ne sera pas
les bêtes tremblent.
entre les épaules et les mots fermés
entre ce monde et la poussière
personne ne creuse la terre commune.
personne n’est aussi mort que lui.
pas d’humidité dans le sel
rien.
le dernier craquement peut-être
avant que l’indifférence
ne déplace les lieux d’enfance.
les ombres ont souillé le village.
c’est décembre telle une branche
une main se redresse calcinée.
sans doute un dernier endroit
à « tenir ».
« à cause de tout cela Mula Mula (1) cherchait la pierre témoin.
les ombres se faufilaient. »
29 janvier 1958.
déjà plus
le blé le laurier amer
les oliviers noueux.
ils sont venus faire sonner la terre
épandre le feu
dans les champs et les maisons.
chaque corps est vidé de son air.
est-ce un fusil ou plusieurs entre les chênes
ou quelqu’un qui égrène les tisons.
la prière des mères
dans les salives ;
« ce que la sève dans les racines
éclate à la saison prochaine. »
le calme n’est jamais le même calme.
le sable n’est plus la pierre
rongée par la fiente.
le sel n’a jamais le même écho.
le vide en appelle au vide
les creux n’attendent rien.
l’eau ne sait mesurer ni l’incertitude
ni l’entêtement
à vouloir franchir la ligne
de cette férocité muette.
« huit jours de soleil de montagne puis la haute mer...
le père nous prit entre ses bras... une minuscule lueur de joie. »
29 janvier 1958
la place est plus blanche que craie
on balaye les cendres.
midi d’abeilles
derrière les yeux.
on rêve de parler sans bruit
sans laisser d’empreinte
sans voir le mouvement d’aimer
ou ne plus aimer.
on regarde la chute d’un corps
comme une feuille séchée
dans un vieux cahier.
le silence la brûlure
le moindre geste tombent.
l’effacement ou presque
malgré tout ou presque.
le crave mort dans le fossé
renferme la mesure du temps.
Ali Salima Mokrane
quand le ciel est ainsi
les rêves meurent aussi d’un bleu très pur.
Malikra le crave aime les sommets.
« Juste avant de rejoindre la mer là un homme avec feutre et souliers
neufs comme un choucas, sans doute il voulait ressembler
à un rocher. »
29 janvier 1958
pas de témoin surtout pas de témoin
il n’a pu s’agenouiller.
dans l’étroit de la gorge :
tous les noms l’un après l’autre
l’enfance à gravir une colline
dans la nuit le gibier que l’on traque
l’odeur de pâte d’olive des sacs de chanvre
et l’effroi en plus qui est de mourir
sans corps ni indice.
(cela ne dit rien) cela écaille le silence.
la fatigue immobilise
l’air dans l’air
la vie ne se voit plus perdre la limite.
on ne peut se fier
à qui vient mordre la poussière
elle engorge la bouche
la sécheresse aux commissures.
il rêve d’un bol de pois chiches
avec un peu d’huile d’olive.
« la plupart du temps l’homme parle bas ou ne parle pas du tout, passe
et repasse avec le même mouvement d’épaule. »
2 février 1958
on dit la hauteur du soleil
rend claire l’intime pureté.
on met du sucre sur la plaie
la pierre d’alun pour les yeux
des feuilles de menthe
pour emplir et entourer la blessure.
les mères lavent la roche
pour que l’âme s’envole calme
dans le dernier battement.
allongé sous un drap
les pieds immobiles.
dans les yeux le blanc a toujours su
qu’il devait retourner au silence.
le sable amassé en une seule pierre
défait les coutures d’un vêtement vide.
il faut sans doute apprendre
à renoncer lentement
à ne plus chercher l’éclat tranché net
entre « trop debout et se tenant (2) ».
« quand le sang s’écoule il met le cri partout. »
2 février 1958.
(1) Traquet à tête blanche.
(2) Philippe Lacouste-Labarthe : « Phrase » Editions Christian Bourgois, 2000
Toutes les phrases en italiques et entre guillemets sont des extraits de lettres
envoyées par Ali.
L’absent,
Edition Unes, 06000 Nice
Du même auteur :
Puis ce ralenti (04/09/2017)
« Si je fermais les yeux... » (04/09/2018)
« Et les couleurs arrivent ... » (04/09/2019)
L’Absent (1) (02/04/2023)