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Le bar à poèmes
2 avril 2024

Erwann Rougé (1954 -) : L’Absent (2)

 

BENI YENNI. KABILYE.1958.

 

ils ont encerclé le village

l’homme contre le mur.

la pierre arrête le temps

et le mur n’existe plus.

l’été ne sera pas

les bêtes tremblent.

entre les épaules et les mots fermés

entre ce monde et la poussière

personne ne creuse la terre commune.

 

personne n’est aussi mort que lui.

 

 

 

pas d’humidité dans le sel

rien.

le dernier craquement peut-être

avant que l’indifférence

ne déplace les lieux d’enfance.

les ombres ont souillé le village.

c’est décembre telle une branche

une main se redresse calcinée.

sans doute un dernier endroit

à « tenir ».

 

 

 

« à cause de tout cela Mula Mula (1) cherchait la pierre témoin.

les ombres se faufilaient. »

29 janvier 1958.

 

 

 

déjà plus

le blé le laurier amer

les oliviers noueux.

ils sont venus faire sonner la terre

épandre le feu

dans les champs et les maisons.

chaque corps est vidé de son air.

est-ce un fusil ou plusieurs entre les chênes

ou quelqu’un qui égrène les tisons.

 

la prière des mères

dans les salives ;

« ce que la sève dans les racines

éclate à la saison prochaine. »

 

 

 

le calme n’est jamais le même calme.

le sable n’est plus la pierre

rongée par la fiente.

le sel n’a jamais le même écho.

le vide en appelle au vide

les creux n’attendent rien.

l’eau ne sait mesurer ni l’incertitude

ni l’entêtement

à vouloir franchir la ligne

de cette férocité muette.

 

 

 

« huit jours de soleil de montagne puis la haute mer...

le père nous prit entre ses bras... une minuscule lueur de joie. »

29 janvier 1958

 

 

 

la place est plus blanche que craie

on balaye les cendres.

midi d’abeilles

derrière les yeux.

on rêve de parler sans bruit

sans laisser d’empreinte

sans voir le mouvement d’aimer

ou ne plus aimer.

on regarde la chute d’un corps

comme une feuille séchée

dans un vieux cahier.

le silence la brûlure

le moindre geste tombent.

 

 

 

l’effacement ou presque

malgré tout ou presque.

le crave mort dans le fossé

renferme la mesure du temps.

Ali Salima Mokrane

quand le ciel est ainsi

les rêves meurent aussi d’un bleu très pur.

 

Malikra le crave aime les sommets.

 

 

 

« Juste avant de rejoindre la mer là un homme avec feutre et souliers

neufs comme un choucas, sans doute il voulait ressembler

à un rocher. »

29 janvier 1958

 

 

 

pas de témoin surtout pas de témoin

il n’a pu s’agenouiller.

 

dans l’étroit de la gorge :

tous les noms l’un après l’autre

l’enfance à gravir une colline

dans la nuit le gibier que l’on traque

l’odeur de pâte d’olive des sacs de chanvre

et l’effroi en plus qui est de mourir

sans corps ni indice.

(cela ne dit rien) cela écaille le silence.

 

 

 

la fatigue immobilise

l’air dans l’air

la vie ne se voit plus perdre la limite.

on ne peut se fier

à qui vient mordre la poussière

elle engorge la bouche

la sécheresse aux commissures.

il rêve d’un bol de pois chiches

avec un peu d’huile d’olive.

 

 

 

« la plupart du temps l’homme parle bas ou ne parle pas du tout, passe

et repasse avec le même mouvement d’épaule. »

2 février 1958

 

 

 

on dit la hauteur du soleil

rend claire l’intime pureté.

on met du sucre sur la plaie

la pierre d’alun pour les yeux

des feuilles de menthe

pour emplir et entourer la blessure.

les mères lavent la roche

pour que l’âme s’envole calme

dans le dernier battement.

 

 

 

allongé sous un drap

les pieds immobiles.

dans les yeux le blanc a toujours su

qu’il devait retourner au silence.

le sable amassé en une seule pierre

défait les coutures d’un vêtement vide.

il faut sans doute apprendre

à renoncer lentement

à ne plus chercher l’éclat tranché net

entre « trop debout et se tenant (2) ».

 

 

 

« quand le sang s’écoule il met le cri partout. »

2 février 1958.

 

 

(1) Traquet à tête blanche.

(2) Philippe Lacouste-Labarthe : « Phrase » Editions Christian Bourgois, 2000

 

Toutes les phrases en italiques et entre guillemets sont des extraits de lettres

envoyées par Ali.

 

 

L’absent,

Edition Unes, 06000 Nice

Du même auteur :

Puis ce ralenti (04/09/2017)

« Si je fermais les yeux... » (04/09/2018)

« Et les couleurs arrivent ... » (04/09/2019)

L’Absent (1) (02/04/2023)

 

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