Erwann Rougé (1954 -) : L’Absent (1)
Lieux-dits. eu. erwan_rouge
L’absent
Pour Ali Boulfra
disparu en janvier1958.
Dans les rues d’Alger ce graffiti
(en arabe)
« Laisse ton esprit s’envoler. »
Hirak de janvier 2020.,
BENI YENNI. KABILYE.1938
... et tout le bois qu’il faut rentrer.
la blancheur monte dans les doigts
aux ongles noirs.
on ferme la porte.
« j’ai froid sur mon dos
et le silence dure et dure. »
la couverture
la nuit ont une odeur calcaire.
rien que le lait aigre
et la paille écrasée sous les dents
la faim à même la moelle
et la cendre au front.
c’est longtemps le ventre
sans rien avant sans rien après.
tout fini par racler la poitrine.
avec le doigt trace le sort
des rouges-queues des verdiers
des gros becs.
se frottent les jambes et les pieds
de laines de plumes et de peaux.
tout finit les mains
à plat sur les oreilles.
je joue sur le seuil
puits feuille caillou ciseaux
avec deux mains douleur et douceur
ce rien d’humus
de fougères et de talus.
la tanière et les chiffons
calment la peur et les refus
l’air chaud contre la bouche.
dans l’immobilité d’un mot
puits feuille cailloux ciseaux
je suis resté seul.
le jour où les soldats encerclèrent
la maison de pierre et de bouse
assis à l’écart on dit que le berbère
se mit à chanter un thrène
pour les filles aux pieds rouges
de henné.
« que ferez-vous de ma mort
où le poème se terre.
l’âme même lestée
ne peut que remonter à la surface. »
la guerre et les trous rouges
donnent l’ivresse aux corvidés.
nous ne savons pas si de l’autre côté
le soleil et le calcaire prennent la poussière
si la lumière d’après
ne coud plus rien de blanc.
la langue des dieux est dans le ruisseau
de grès et de basalte.
le reste n’est qu’une idée de prière.
« le père sait qu’il ne reviendra pas... nous dit de rafraîchir la nuque à la rivière. » (1)
19 janvier 1957.
tout a été épuisé
les larmes aimées les lèvres mortes
les cafés amers et la brûlure.
combien d’oliviers reste-t-il sur la montagne
comment sont les pulpes d’olives
la dernière huile.
tout ce qu’il reste d’une vie
le lait la fleur de farine le miel
terres de troupeaux et abris de montagne
réunis dans cet instant-là.
lancé perdu le chant des « égarés (2) ».
le cœur ne prend plus la mer.
le silence ne colle
ni au palais ni aux dents
le bruit d’être dort dans les poumons.
certains partent avec le trille du merle
à l’intérieur des yeux.
d’autres à l’appel du corbeau
dans la verticale du dos.
les faucons finissent par attendre
ce qu’il en est de passer.
sous le tremblement des branches
ce feu mourant les rêves fous l’insecte
craquent ensemble.
certains jours la sitelle picore
dans les cigalières
martèle la montée de l’écorce.
« dans les pieds dans la tête le frottement des aiguilles de pins...
j’ai entendu pour la première fois les arbres me parler. (1) »
24 avril1957.
ainsi rien n’efface ni ne pardonne.
on n’habite plus le sens des jours
on bascule dans un autre vide.
le cœur la chair se serrent
l’un contre l’autre
se vident de leur eau.
comme ça tout sèche.
mourir serait cela intensément.
un filet de voix juste avant la voix
non seulement une voix de gorge
mais une voix de tout le corps
veines fines et peau transparente.
est-ce que le désir ou la colère
derrière les yeux se resserrent.
« cet insurgé porte en lui la mer. (3) »
on dit qu’elle emporte
vers le nord la voix.
« se meurt grand-père. »
muet au milieu des mots
il regarde sans cligner des yeux.
« rien ne s’oublie aussi vite qu’une voix. en premier je cherche toujours
le visage. »
12 décembre 1957.
(1). Toutes les phrases en italiques et entre guillemets sont des extraits de lettres
envoyées par Ali.
(2). Ceux qui ont traversé la mer une fois pour toutes.
(3).Tahar Djaout: "L’Exproprié", Sned, 1981.
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L’absent,
Edition Unes, 06000 Nice
Du même auteur :
Puis ce ralenti (04/09/2017)
« Si je fermais les yeux... » (04/09/2018)
« Et les couleurs arrivent ... » (04/09/2019)
L’Absent (2) (02/04/2024)