Alain Mabanckou (1966 -) : Quand le coq annoncera l’aube d’un autre jour (1)
Droits d'auteur : Sebastien Micke for Du Seuil Editions
Quand le coq annoncera l’aube d’un autre jour
il est minuit
les musaraignes et les pangolins
errent déjà sur les rives
de la Loukoula
la mort geint dans les antres
les buissons du silence
s’agitent soudain
ma torche s’est éteinte
les mots me hantent
il me tarde maintenant d’achever
ce récit
avant la pointe du jour
ici l’œil se ferme à moitié
le rêve est détourné
au moindre assoupissement
vers les rivages de cette enfance
que l’on porte
telle une carapace lessivée
par les sels marins
les frontières s’égarent
je me rappelle les cours d’eau
le manganèse
la forêt du Mayombe
le fleuve Congo
colonne vertébrale de la patrie
on pense écrire
pour l’apaisement
et l’on réalise que les mots
couvent les stigmates
des instants inaboutis
l’ombre précède la main
le feu éteint
retrouve le murmure
des nuits des veillées mortuaires
longue est la distance
ce n’est qu’ainsi
que l’homme apprécie
le chemin
ne pas oublier
sans oiseaux
sans arbres
sans rivières
il n’y a pas de forêt
jusqu’à quand
le sable hébergera l’empreinte
maintenant que soufflent
dans les ténèbres
les vents de septembre
que nous restera-t-il
du vent
l’ombre d’un territoire
les cillements d’un jour
égaré « dans le bec de l’hirondelle »
il nous restera la rosée
d’une matinée perdue
la sève coagulée
l’écorce craquelée
la chanson des ténèbres
dans le gosier de l’effraie
le ricanement des macaques
dans les bananeraies
chaque jour
chaque nuit
j’apprends la part de culpabilité
enfouie dans la terre
les morts détournent le regard
au-delà des mornes
les silhouettes géantes me guettent
et réclame l’expiation des crimes
commis par les miens
qui me dit que le vent
souffle la vérité
qui me dit que l’herbe morte
n’est pas complice de la sécheresse
qui me dit que la mort
drapée de hardes
ne rôde plus derrière les enclos
j’accuse ma part de sérénité
comme j’accuse mon intranquillité
de chercher en vain
un centre de gravité
je dis au vent d’éloigner la puanteur
de la putréfaction
je dis au soleil d’illuminer
les bosquets
je demande le pardon
au nom de la nuit
au nom des muets
au nom du territoire morcelé
mais il y a la blessure
l’écorce de l’instant
la fatigue des branches de l’arbre
l’espérance plantée
au seuil d’un jour asséché
la blessure qui ouvre
la peau tendue des matins
l’hirondelle qui espère un jour
faire le printemps
une rivière pourpre
des cormorans aux ailes blessées
le long de la Côte
des coquilles d’escargots sur le sable
des cocotiers obliqués
par le vent
ainsi va la patrie
je dis que la terre se craquelle
que les racines s’assèchent
que la graine ne croît plus
je dis que l’espace s’amenuise
que les toitures jonchent
par terre
que les routes débouchent
en cul-de-sac
je dis aussi
que j’endosse ce calvaire
combien de rêves
traînent encore le pas
l’enfance est si loin
le sommeil de l’adulte se couvre
de cendres de nostalgie
il y a des faims insatiables
contrée après contrée
le désespoir demeure
le mal d’enfant noue l’estomac
les territoires s’élancent
sur toute la surface
de la mémoire
l’alerte vient des collines
déposons nos armes
au pied de l’arbre séculaire
oublions la résistance aveugle
qui s’organise jour et nuit
dans les champs de lantanas
barricades
piège au seuil du village
troupes aux aguets
la terre rouge de la contrée
s’accommode de la profanation
de la soldatesque
Je me souviens
de la proximité de nos liens
de nos racines emmêlées
de notre généalogie
succession d’ancêtres glorieux
quelque part
les mots s’effondrent
la pierre est fière du silence
qu’elle abrite
quelque part
l’argile se décompose
dans les profondeurs de la terre
ainsi s’affaisse la roche
et s’entame le cycle
de la géologie préhistorique
un jour l’Histoire s’écrira
sur cet arbre abandonné
les nervures de l’écorce s’entremêleront
le débit de la sève débordera
jusqu’aux racines
et puis mère
comment dire ces mots
ces mots
le parler du pays
la langue d’aujourd’hui
incube des sagaies empoisonnées
dieu nous tourne le dos
la nuit nous plonge dans le tourbillon
la main qui frappe
est celle d’un frère
nous avons en commun
l’ancêtre
le Royaume
et les rites funéraires
on pense écrire
et c’est le temps qui force
la main dans son élan
l’ombre qui brouille la vue
le murmure qui obsède l’ouïe
jusqu’à la capitulation
des pensées
il n’y a pas pire
que le deuil des rôniers
le sommeil des marécages
le silence des passereaux
il n’y a pas pire
que les commérages
des fourmis rouges
le conciliabule des mantes religieuses
les yeux d’agates
dans les antres sombres
le ciel qui se couvre d’un linge plissé
dieu nous tourne le dos
comment lire
la table des lois
traduire les présages
de la nuit
tout était pourtant écrit
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Quand le coq annoncera l’aube d’un autre jour
Editions de l’Harmattan, 1999
Du même auteur :
A ma mère (28/03/2015)
Tant que les arbres s’enracineront dans la terre (21/04/2018)
Les arbres aussi versent des larmes. II (28/04/2019)
Les arbres aussi versent des larmes. I (28/04/2020)
Les arbres aussi versent des larmes. III (28/04/2021)
Les arbres aussi versent des larmes. IV (28/04/2022)
La légende de l’errance.1 (27/04/2023)
La légende de l’errance.2 (27/04/2024)