Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le bar à poèmes
28 avril 2025

Alain Mabanckou (1966 -) : Quand le coq annoncera l’aube d’un autre jour (1)

Droits d'auteur : Sebastien Micke for Du Seuil Editions

 

 

Quand le coq annoncera l’aube d’un autre jour

 

 

il est minuit


les musaraignes et les pangolins


errent déjà sur les rives


de la Loukoula


la mort geint dans les antres


les buissons du silence


s’agitent soudain

 

 

ma torche s’est éteinte


les mots me  hantent


il me tarde maintenant d’achever


ce récit 


avant la pointe du jour

 

 

ici l’œil se ferme à moitié


le rêve est détourné


au moindre assoupissement


vers les rivages de cette enfance


que l’on porte


telle une carapace lessivée 


par les sels marins

 

 

les frontières s’égarent


je me rappelle les cours d’eau


le manganèse


la forêt du Mayombe

 

 

le fleuve Congo


colonne vertébrale de la patrie

 

 

on pense écrire 


pour l’apaisement


et l’on réalise que les mots


couvent les stigmates


des instants inaboutis

 

 

l’ombre précède la main


le feu éteint


retrouve le murmure


des nuits des veillées mortuaires

 

 

longue est la distance


ce n’est qu’ainsi


que l’homme apprécie


le chemin

 

 

ne pas oublier


sans oiseaux


sans arbres


sans rivières


il n’y a pas de forêt

 

 

jusqu’à quand


le sable hébergera l’empreinte


maintenant que soufflent


dans les ténèbres


les vents de septembre

 

 

que nous restera-t-il

 

 

du vent


l’ombre d’un territoire


les cillements d’un jour


égaré « dans le bec de l’hirondelle »

 

 

il nous restera la rosée


d’une matinée perdue


la sève coagulée


l’écorce craquelée


la chanson des ténèbres


dans le gosier de l’effraie


le ricanement des macaques


dans les bananeraies

 

 

chaque jour 


chaque nuit


j’apprends la part de culpabilité


enfouie dans la terre

 

 

les morts détournent le regard


au-delà des mornes


les silhouettes géantes me guettent


et réclame l’expiation des crimes


commis par les miens

 

 

qui me dit que le vent


souffle la vérité

 

 

qui me dit que l’herbe morte


n’est pas complice de la sécheresse

 

 

qui me dit que la mort


drapée de hardes


ne rôde plus derrière les enclos

 

 

j’accuse ma part de sérénité


comme j’accuse mon intranquillité


de chercher en vain


un centre de gravité

 

 

je dis au vent d’éloigner la puanteur


de la putréfaction


je dis au soleil d’illuminer 


les bosquets

 

 

je demande le pardon


au nom de la nuit


au nom des muets


au nom du territoire morcelé

 

 

mais il y a la blessure


l’écorce de l’instant


la fatigue des branches de l’arbre


l’espérance plantée


au seuil d’un jour asséché

 

 

la blessure qui ouvre


la peau tendue des matins


l’hirondelle qui espère un jour


faire le printemps

 

 

une rivière pourpre

 

 

des cormorans aux ailes blessées


le long de la Côte


des coquilles d’escargots sur le sable


des cocotiers obliqués


par le vent

 

 

ainsi va la patrie

 

 

je dis que la terre se craquelle


que les racines s’assèchent


que la graine ne croît plus

 

 

je dis que l’espace s’amenuise


que les toitures jonchent


par terre


que les routes débouchent


en cul-de-sac

 

 

je dis aussi


que j’endosse ce calvaire

 

 

combien de rêves 


traînent encore le pas

 

 

l’enfance est si loin


le sommeil de l’adulte se couvre


de cendres de nostalgie

 

 

il y a des faims insatiables

 

 

contrée après contrée


le désespoir demeure

 

 

le mal d’enfant noue l’estomac


les territoires s’élancent


sur toute la surface


de la mémoire

 

 

l’alerte vient des collines


déposons nos armes


au pied de l’arbre séculaire

 

 

oublions la résistance aveugle

 

qui s’organise jour et nuit


dans les champs de lantanas

 

 

barricades


piège au seuil du village


troupes aux aguets

 

 

la terre rouge de la contrée


s’accommode de la profanation


de la soldatesque

 

 

Je me souviens 


de la proximité de nos liens


de nos racines emmêlées


de notre généalogie


succession d’ancêtres glorieux

 

 

quelque part


les mots s’effondrent


la pierre est fière du silence 


qu’elle abrite

 

 

quelque part


l’argile se décompose


dans les profondeurs de la terre

 

 

ainsi s’affaisse la roche


et s’entame le cycle


de la géologie préhistorique

 

 

 

un jour l’Histoire s’écrira


sur cet arbre abandonné


les nervures de l’écorce s’entremêleront


le débit de la sève débordera


jusqu’aux racines

 

 

et puis mère


comment dire ces mots


ces mots


le parler du pays

 

 

la langue d’aujourd’hui


incube des sagaies empoisonnées

 

 

dieu nous tourne le dos


la nuit nous plonge dans le tourbillon


la main qui frappe


est celle d’un frère

 

 

nous avons en commun


l’ancêtre


le Royaume


et les rites funéraires

 

 

on pense écrire


et c’est le temps qui force


la main dans son élan


l’ombre qui brouille la vue


le murmure qui obsède l’ouïe


jusqu’à la capitulation


des pensées

 

 

il n’y a pas pire


que le deuil des rôniers


le sommeil des marécages


le silence des passereaux

 

 

il n’y a pas pire


que les commérages


des fourmis rouges


le conciliabule des mantes religieuses


les yeux d’agates


dans les antres sombres


le ciel qui se couvre d’un linge plissé

 

 

dieu nous tourne le dos

 

 

comment lire 


la table des lois


traduire les présages


de la nuit

 

 

tout était pourtant écrit

.....................................................

 

 


Quand le coq annoncera l’aube d’un autre jour


Editions de l’Harmattan, 1999

 


Du même auteur :


A ma mère (28/03/2015)


Tant que les arbres s’enracineront dans la terre (21/04/2018)


Les arbres aussi versent des larmes. II (28/04/2019)


Les arbres aussi versent des larmes. I (28/04/2020)


Les arbres aussi versent des larmes. III (28/04/2021)


Les arbres aussi versent des larmes. IV (28/04/2022)


La légende de l’errance.1 (27/04/2023)


La légende de l’errance.2 (27/04/2024)

Commentaires
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
115 abonnés