Alain Mabanckou (1966 -) : La légende de l’errance.I
La légende de l’errance
1. PRESAGES
La distance se dilue
dans la géographie de l’urgence
La douleur côtoie les eucalyptus
qui bordent les terres lointaines
S’ouvre une plaie profonde
sur la peau tendue du désamour
nourri d’herbes d’errance
Voici la patrie toute nue
avec une lune rachitique
crucifiée au faîte de l’incertitude
La patrie toute nue
au pied de la mémoire
De loin, son ombre esseulée qui avance
jusqu’à la frontière de l’errance
Elle bute encore
contre le gypse coriace de l’amnésie
La nuit cherche le jour égaré
dans les ramifications arbustives
des songes inachevés
Une lueur épuisée provient d’un antre
columbarium déserté par les esprits
Des chauve-souris apeurées
par les fracas des pas sur les feuilles mortes
Apparaît le spectre d’un soleil éteint
captif d’un labyrinthe d’araignées
Dans les ténèbres de l’errance
le songe est le seul point lumineux
Mais il meurt dans le gosier de l’engoulevent
Voici la patrie
Le relief s’élance
efflanqué
au milieu d’une flore parsemée
La geste se lit sur les formes rupestres
où l’âge a sculpté la pierre
dans ses moindres détails
Chaque nervure sur le rocher
rappelle une branche déchue
de l’arbre généalogique
Il faut à présent les battements des cils
pour que se dresse à l’horizon
le point de repère des espaces détournés
par l’habitude d’errance
Lourde est la paupière
le sommeil élève les dunes
de la défaillance
L’éveil atermoie la paresse de la rétine
Marcher
La halte est à mille lieues d’ici
Les raidillons se brouillent
dans la forêt dense
Marcher
Marcher encore
Suivre sans mots dire
l’allure de l’affluent
qui se presse vers l’embouchure
Un sillage
Sous le ciel cendreux
la somme des semailles dévastées
par l’ingratitude pérenne des pluies
Un amas de pierres
La terre creusée en profondeur
et retournée au gré des saisons
Les vents soulèvent les balayures
dans un tourbillon,
Demeurent pourtant les souvenirs
sur ces bouts de bois
à moitié consumés
Demeurent la cendre
qui couvre le feu de la réminiscence
Et ces silhouettes debout
ombres parmi les ombres
Ces silhouettes qui défilent
ombres après ombres
Ces voix nocturnes dans les buissons
Ces troupeaux de cerfs
qui brament le long de la rivière
Ces squelettes de passereaux
qui se raccrochent désespérément
sur les fils barbelés
Toutes ces silhouettes
ombres après ombres
Voici la patrie toute nue
Ici la rivière espère une saison de pluie
aussi longue que la traversée du désert
Le ventre creux de la terre
revendique sa nubilité à la mousse usée
L’âge ne se reconnaît pas
sur le miroir lunatique de l’affluent
Le courant n’y est pour rien
si les congres ne mordent plus à l’hameçon
Des traits tirés
par la fatigue du labeur
Ici la terre incube depuis longtemps la pierre
Et puis ces femmes
ces enfants et ces hommes
qui descendent la colline
en file indienne
Ces femmes
ces enfants et ces hommes
épuisés qui étanchent leur soif
les pieds dans la ravine
C’est le jour qui s’achève
lentement
déployant ses rides
sur le visage ému du ciel
L’autrefois se replie dans le silence
des urnes cinéraires
La mémoire presse le pas
et enjambe le gué de l’oubli
Voici la patrie toute nue
L’herbe paraît moins haute
que cette prairie de songes
irriguée par l’habitude des distances
L’œil ne se trompe guère de contrée
La terre est blanchâtre
avec le même goût de kaolin
Au bout
la lassitude du mouvement
la spirale déliée
L’Espace s’enfonce maintenant
dans le sein de la falaise
et le vie s’engorge
au milieu des blocs erratiques
Là-bas
c’était un pré
l’herbe grasse abondait pour le bétail
le berger se reposait sur cette pierre
sous le flamboyant épanoui
pour entendre la stridulation des cigales
Cette montagne se déplaçait
de lune en lune
pour repousser les cyclones qui bravaient
les toits en chaume
Et ici, les vestiges d’un champ
Une sente résiste à l’assaut des fougères
Des champignons croissent
Sur les contorsions d’un rônier abattu
Des manches de boyaux
Une grosse marmite en aluminium renversée
au bord de la ravine
le couvercle traîne un peu plus loin...
Des brindilles
De la cendre
Deux blocs de silex
pour l’invention du feu...
Des moutons qui ruminent sous les filaos
effeuillés
et apaisent leurs démangeaisons
contre les encoignures des bâtisses
en terre à foulon
Une route de latérite traverse les habitations
Elle attend
Elle attend depuis des pleines lunes
le passage d’une automobile
Les larmes de l’herbe fauchée
se confondent avec la rosée
La vie est passée par ici
rasant les cimes de l’espoir
L’écorce de ce figuier porte les traces
de la légende de l’errance
Un couple de hérons survole le ciel
lent dans son envol
comme le jour qui se retire
sur la plante des pieds
Les chiens n’interprètent plus le patois
des ténèbres
Seul le vent chuchote à la nuit désemparée
le refrain des prochaines oraisons
L’ululement des effraies
C’est la nuit qui hante la nuit
et l’annonce d’une nouvelle
La légende de l’errance
Editions de L’Harmattan, 1995
Du même auteur :
A ma mère (28/03/2015)
Tant que les arbres s’enracineront dans la terre (21/04/2018)
Les arbres aussi versent des larmes. II (28/04/2019)
Les arbres aussi versent des larmes. I (28/04/2020)
Les arbres aussi versent des larmes. III (28/04/2021)
Les arbres aussi versent des larmes. IV (28/04/2022)
La légende de l’errance.2 (27/04/2024)