Alain Mabanckou (1966 -) : Les arbres aussi versent des larmes. IV
Les arbres aussi versent des larmes.
IV
la plainte des filaos
me parvient en ce matin où
la paupière boude
les lueurs du jour
j’ai cru entendre
que les femmes reviennent
de la rivière
avec des nasses creuses
et qu’il faut des réserves
pour ces hommes prostrés
à l’entrée du village
que me cachent les lèvres épaisses
de la nuit
et ce silence qui emmure
l’horizon
ce ciel qui s’agite n’a pas dormi
depuis des jours
ses yeux sont rougis par l’attente
l’aube a oublié le soleil
une épizootie s’annonce
sur les feuilles des manguiers
elle va décimer la volaille
et le bétail
par terre
des nids de poule
des plumes de coq
des tubercules picorés
des coquilles d’œufs
et de la fiente calleuse
je me plonge
dans les eaux troubles
de l’oubli
pour reculer la date
de l’affrontement
j’ai rêvé que la peur s’était retirée
dans les égouts
et que nous allions enfin marcher
la nuit
c’est l’heure de rappeler
les passereaux qui délaissent
les savanes par myriades
un crépuscule natal
illumine mieux
que tous les soleils
de l’errance
quel pyromane a mis le feu
sur la paille
de nos songes
l’incendie s’est propagé
au-delà des frontières
les méandres de la fumée
rejoignent les nuages
mais aucune pluie ne tombe
pour lessiver les stigmates
de la profanation
La peur de l’érosion
des roches métamorphiques
du refroidissement soudain
du magma
l’heure vient déjà
et le poète Massala
de son timbre grave nous dit
gardez-vous de sucer la sève
de la Terre
ils vont dépecer
le territoire
comme si on pouvait fragmenter
le songe
comme si on pouvait endiguer
le pays à venir
la germination silencieuse
des essences
Je parle de cet espace
qui charrie la décrépitude
de cette étendue aux contours
d’un cheval altier
au galop
je parle de cet espace
pour que se redressent
dans les ténèbres
les ultimes soutènements
et les remparts en terre battue
de la gloire d’autrefois
que n’a-t-on pas interrogé
les mânes
Ils nous auraient dit
que le pays traque son ombre
et marche sur les brindilles
de son histoire
ils nous auraient rappelé
que cette terre regorge de combustible
de quoi à tenir
des siècles et des siècles
la flore se régénère chaque saison
l’espace ouvre ses long bras
du nord au sud
de l’est à l’ouest
et les cours d’eaux serpentent
le moindre lopin de terre
Les mânes nous auraient dit
que le sel se ramasse encore
sur la Côte sauvage
les fruits de mer accostent
sur la grève
l’huile de palme se distille
au cœur de la forêt
les grumes s’acheminent
sur la colonne vertébrale
du Fleuve
chaque herbe guérit l’inquiétude
humaine
la graine délaissée par terre
croît le lendemain
ici aucune frontière
ne délimite l’errance des songes
l’écho parcourt l’espace
jusqu’au coucher du soleil
la liberté a le visage
des vagues
l’Océan défie l’arc-en-ciel
nous possédons une lucarne
qui donne sur la Côte
pour admirer la houle
et les cabrioles des squales
la mer nous tient
par un cordon ombilical
elle demeure le sarcophage
de nos ancêtres
il nous suffit de sonder
les récifs coraliens
les épaves des galères
et de retourner le sable coquillier
pour lire l’avenir
et voici les vestiges
des anciens royaumes
les cryptes des dynastes
les cauris les raphias
les sagaies
l’or enfoui dans l’argile
er les masques paisibles
qui firent la grandeur des territoires
de Makoko
de Maloango
aujourd’hui
on ne sait à quand remonte
la dernière nuit
de pleine lune
seul le bruit des armes primitives
égorge le sommeil
des enfants
gardons-nous que la nuit
ne couvre le dôme
de l’édifice
l’oubli est la pire
des injures
une buée sur la vitre
de la mémoire
qui de nous portera le supplice
au-delà de la route asphaltée
et des étendues de quinquinas
afin que les terres exténuées
ne geignent plus de soif
la marmite des résolutions
bout au feu des promesses
la vapeur ne tient jamais
sa parole
elle nous reviendra bientôt
sous le visage des précipitations
diluviennes
jusqu’à inonder les bourgeons
aux dernières nouvelles
il y a un assaut prévu
pour demain
dès le premier chant du coq
Les guerriers remonteront
la rivière
il paraît qu’un ennemi erre
dans les plantations
près du champ des morts
l’aube porte une balafre
en plein visage
le soleil a du mal
à panser les entrailles
d’un coucher sur un nid
d’aiguilles
les hommes du village affûtent
les coutelas et les bifaces
sur la pierre des ancêtres
ils ont promis du sang à profusion
autant que le vin de palme
qui sourd des rôniers
regardez comme il manque
du bois depuis des lunes
pour le grand feu du soir
autour de la place du village
les pasteurs ont égaré
les troupeaux sur la montagne
et se joignent aux autres hommes
ils ont des coupe-coupe
des pilons
des lance-pierres
et des catapultes
dites à cette foule
que le jour se couche
et qu’aux pieds des baobabs
les masques muets des esprits
vont retrouver la parole
les silhouettes des arbres
vont aussi prendre le visage
des guerriers
les montagnes vont se déplacer
jusqu’au front
où les belligérants piaffent
d’impatience
dites aux hommes retranchés
derrière les barricades
de reprendre la houe
et la moissonneuse-batteuse
car le ciel s’est couvert
la pluie va s’accoupler avec la terre
pour la moisson
il n’est point d’autre ciel
que celui-ci
les pierres nous disent
l’impatience des empreintes
nos songes craquelés
ne sont plus que de coquilles vides
des roches calcaires sculptées
par le torrent de nos larmes
c’est la même terre
que le paysan remue
depuis des lustres
la graine commence à s’en méfier
et revendique la jachère
il nous faut des prairies
des arbres des oiseaux
pour réinventer le pays à venir
laissons aux rivières
le soin de façonner à leur guise
son visage
il nous faut des oiseaux
aux couleurs vives
pour éblouir le ciel cendré
des oiseaux de savanes
qui chantent à l’heure
de la semence
et de la récolte
je devance la chronologie
des songes
pour inscrire la renaissance
sur l’écorce
de la réconciliation
je me dirige depuis
vers les repères
de la conciliation
avec les fragments
de ce pays-là
Les arbres aussi versent des larmes
Editions de l’Harmattan, 1997
Du même auteur :
A ma mère (28/03/2015)
Tant que les arbres s’enracineront dans la terre (21/04/2018)
Les arbres aussi versent des larmes. II (28/04/2019)
Les arbres aussi versent des larmes. I (28/04/2020)
Les arbres aussi versent des larmes. III (28/04/2021)
La légende de l’errance.I (27/04/2023)
La légende de l’errance.2 (27/04/2024)