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Le bar à poèmes
5 mars 2025

Gérard Macé (1946 -) : Promesse

 

 

-Promesse

 


     Dans le bras de la rivière


     où ils vivent encore, au cœur de la forêt


     dense, ils opposent le pouce et l’index


     pour compter jusqu’à deux, comme le ciel


     s’oppose à la terre pour ménager des intervalles.


     Sur les mêmes doigts ils comptent les plumes 


     et les pétales, dans une lumière de crépuscule


     où la fin ressemble au commencement.


     Des siestes brèves, des sommes légers


     ne les empêchent pas de veiller toute la nuit


     pour raconter la création : sept consonnes


     et trois voyelles sont suffisantes,


     avec les soupirs et les intonations.

 

 

*


     Tout le reste est une immense fatigue,


     aussi grande que celle des grands singes


     qui ne veulent pas parler


     de peur de travailler. 

 

 

     Fatigue, grande fatigue


     d’apprendre la langue chuintante 


     et compliquée que parlent les Blancs 

 

 

     Fatigue, grande fatigue


     de partir à la chasse


     quand la famine menace les enfants.

 

 

     Fatigue, grande fatigue


     de trafiquer l’or


     quand on peut cueillir des noix.

 

*


     La grande fatigue chez nous c’est le tocsin des nouvelles, avec son décor de 


tôles tordues,  ses enfants congelés, sa banque d’organes, ses interrogatoires 


musclés, ses enfants soldats, ses attentats suicides, ses femmes battues, la 


planète qui se réchauffe, et chaque jour le début de la fin : danse macabre dont 


les ombres se projettent au plafond, dans nos salons où la lueur des images a 


remplacé celle du feu.

 


     Mais tant de questions


     volent encore autour de la lampe,


     comme des ailes de papillon


     que soulève une vague aux antipodes.

 

 

     Qui a poussé dans le dos


     le suicidé du pont


     qui a noyé le poisson


     dans des eaux si peu profondes,

 

     et la lune était-elle ronde


     quand se sont remplis les océans ?

 

 

     Où est le grand rêve


     d’une flamme humide léchant la roche,


     d’un feu mouillé d’où  naîtraient les pierres,


     et pourquoi les contraires aimantés par l’esprit


     restent-ils entre eux à des années-lumière ?

 

 

     A quoi ressemblaient les fleurs


     quand la première abeille quitta l’Afrique,


     l’abeille dont la danse est prisonnière de l’ambre


     et de millions d’années qu’ont roulés les vagues


     de l’Asie Mineure à la Baltique ?

 

 

     Pourquoi n’ai-je pas appris à lire dans ce jardin


     où le plus vieil iris s’appelle Désir ? Pourquoi


     n’ai-je pas appris à aimer dans une prairie


     que personne ne fauche, et qui grandit toute seule


     comme un forêt primitive ?

 

 

     A quel âge commence-t-on à se plaindre du temps


     pour opposer aux vents qui tournent, aux sautes d’humeur


     des météores, le faux souvenir d’une seule journée


     qui résume des saisons entières : une brève journée d’hiver


     à la pureté de cristal, un long jour d’été au soleil fixe,


     étalon-or d’une enfance imaginaire ?

 

 

*


     Autour du bâtiment de briques où avaient lieu les interrogatoires de la


police secrète, à Berlin-Est, on a fait courir sur une sorte de rail les questions


des prisonniers, relevées sur les murs de leur cellule. Parmi les questions 


destinées à traverser les murs pour parvenir jusqu’à nous (qui a refermé les 


portes de fer ? qui entendra les cris des torturés ?), il en est une qui s’adresse à 


la poésie. Non pas pour demander à quoi elle sert, mais avec plus de subtilité, à


quel moment elle peut être utile.

 

 

     Chacun connaît la réponse pour soi, jamais pour les autres.


     Et puis de quelle utilité s’agit-il ?

 
     Consolation musicale

 

     ou la vérité dans son nouvel


     exercice de funambule,


     après des siècles à imiter


     la femme-tronc sorti du puits ? 

 

 


     Au XVIIe siècle, Locke avait imaginé une langue où tout serait désigné par 


un nom propre : chaque être vivant, mais aussi chaque brin d’herbe et même le


moindre caillou. Une langue impraticable, puisqu’elle se perdrait dans le détail 


des existences, les nuances à l’infini de chaque chose et de chaque individu. 


Mais une langue qui n’est pas étrangère à la poésie, dans laquelle

 

 

     l’armoire est une armoire avec un grand A,


     dont la porte battante s’ouvre encore dans la mémoire


     quand je veux respirer le parfum d’un secret


     bien gardé entre les draps , où l’odeur mêlée


     des vivants et des morts. Je revoie alors


     la ferrure que frappait un rayon de lune,


     qui m’aidait à trouver le sommeil


     comme une étoile guidant le voyageur.

 

 

     Le Divan est celui des années trente


     où ne dort plus personne, mais que j’ai recouvert


     d’un tissu persan, pour revoir l’oiseau de paradis


     qui renaîtra sans nous. Le chasseur est caché


     dans les feuillages, comme le dieu de l’amour


     dans le motif à l’infini d’un papier peint.

 

 

 

 

     La Chance est une carte ou un oiseau


     entre les mains du magicien.


     Promesse, tour et prestige,


     les êtres apparaissent et disparaissent,


     comme un chose au milieu des dix mille 


     que le langage dissimule.

 

 

     La fleur d’aujourd’hui est une Rose


     que les draps enroulés sur eux-mêmes


     ont déposée au milieu du lit.


     Fleur d’un seul jour,


     plus éphémère encore


     que la rose de la poésie

 

 

*


     Plus radical que Locke, Swift avait imaginé un peuple qui se passerait des


dignes. Pour faire la conversation, chaque individu serait donc encombré 


d’objets sonores et d’allégories plus ou moins parlantes. Traînant après lui,


comme notre ombre ou notre chimère, des rébus géants qui l’écraseraient de


tout leur poids.

 

 


     Promesse, tour et prestige : les trois moments des tours de magie reviennent


plusieurs fois par jour, même à notre insu, chaque fois que la réalité à portée de 


main devient une illusion, chaque fois que nous la retrouvons auréolée par sa 


perte, ou lestée par le temps qui s’est déposé en elle.

 

 

     Promesse, la réalité qui naît de la parole.


     Promesse, l’écharpe rouge de la passante


     et le gilet brodé du singe savant.


     Promesse, la table tournante et le miroir


     qui permet de traverser les apparences.


     Promesse, la boîte à double fond


     sur laquelle se penche un homme


     en frac et chapeau melon.

 

 

*


     Du tour il n’y a rien à dire, malgré ce que prétendent les manuels et les 


livres sacrés, qui ne tiennent jamais leurs promesses.


     Le tour est un trou noir aspirant la matière : les foulards, les anneaux, les 


montres et les colombes, la pacotille et les paillettes. Et même ce qui nous reste


d’intelligence, attirée par le vide comme les astres en bout de course.

 

 

*


     Prestige, la lune de nouveau pleine


     et le lapin dans le chapeau.

 

 

     Prestige, la femme qui se réveille entière


     et les souvenirs qui lui reviennent.

 

 

     Prestige, la colombe rescapée du déluge


     et le canard remonté de la mine, plus vivant 


     que le phénix, rôti sous la cendre.

 

 

     Prestige, le tombeau vide du magicien


     qui marchait sur les eaux et multipliait les pains.


     Prestige, l’imitation de la mort et la résurrection.

 

 

*


     Les tapis n’ont jamais volé au-dessus de nos maisons, mais chaque fois que 


nous les avons battus nous avons soulevé la poussière du temps.


     Les lampes n’ont pas fait apparaître de génie, mais les objets magiques ne 


nous ont jamais manqué.

 

 

     A la radio on entend encore


     les voix des chanteuses mortes

 

 

     et dans les miroirs, le monde à l’envers


     nous a révélé toute sa profondeur.

 

 

     Les photographies nous ont montré


     des ancêtres aux visages d’enfants,

 

 

     des astres à la peau d’orange


     et nos squelettes en transparence.

 

 

     Pour les promesses et l’élixir


     nous avons la parole et la pharmacopée,

 

 

     pour les rêves un fauteuil à oreilles


     et un divan aussi profond sue le sommeil.

 

 

     Pour remonter le temps, nous n’avons besoin de rien ni de personne : la 


corde est usée autant que la croyance, mais l’énergie du désespoir suffit à 


tendre le ressort.

 


     A l’échelle d’une vie humaine, ce qu’on a récité dans l’enfance devient une


mémoire archaïque, dont les vestiges ne demandent qu’à remonter à la surface,

 

dès qu’une pensée flottante donne naissance à une voix intérieure. C’est ainsi 


que certains soirs

 

 

     j’essaie de m’endormir  en pensant au sommeil,


     ce personnage ailé qui ferme nos paupières


     après avoir traversé des champs d’asphodèles,


     ou des champs de pavots sur un tapis volant.

 

 

     C’est très souvent l’alexandrin qui me permet de composer des formules 


magiques, formules qui sont l’équivalent des rituels d’autrefois pour entrer 


dans la nuit à reculons. Aujourd’hui je n’ai plus que des habitudes, mais entre 


les habitudes et le rituel la différence est parfois très mince.

 

 

*


     Je détache la montre du poignet,


     je pose les lunettes et les clés,


     la monnaie sur la table de nuit


     comme aujourd’hui dans les aéroports


     pour passer sous les portiques.

 

 

Et comme autrefois le peigne et le miroir,


la nourriture et les offrandes au chevet des morts,


dont le livre est un livre du sommeil


avec ses différents phases, ses portes en enfilade


et ses apparitions fantastiques. Avec ses formules


pour prendre la forme du lotus, ou la forme d’une alouette.

 

 

Formules à prononcer dans la chambre des étoffes,


dont le plafond est constellé d’étoiles.


Formules pour faire briller les ténèbres


et conduire les rameurs à bon port.

 

 

*


     Prendre une forme : c’est précisément ce que promet le nom de Morphée,


qui nous emporte dans ses bras tous les soirs et nous dépose en douceur sur la 


rive d’un autre jour..

 

 

 

Promesse, tour et prestige


Editions Gallimard, 2009
 

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