Gérard Macé (1946 -) : Promesse
-Promesse
Dans le bras de la rivière
où ils vivent encore, au cœur de la forêt
dense, ils opposent le pouce et l’index
pour compter jusqu’à deux, comme le ciel
s’oppose à la terre pour ménager des intervalles.
Sur les mêmes doigts ils comptent les plumes
et les pétales, dans une lumière de crépuscule
où la fin ressemble au commencement.
Des siestes brèves, des sommes légers
ne les empêchent pas de veiller toute la nuit
pour raconter la création : sept consonnes
et trois voyelles sont suffisantes,
avec les soupirs et les intonations.
*
Tout le reste est une immense fatigue,
aussi grande que celle des grands singes
qui ne veulent pas parler
de peur de travailler.
Fatigue, grande fatigue
d’apprendre la langue chuintante
et compliquée que parlent les Blancs
Fatigue, grande fatigue
de partir à la chasse
quand la famine menace les enfants.
Fatigue, grande fatigue
de trafiquer l’or
quand on peut cueillir des noix.
*
La grande fatigue chez nous c’est le tocsin des nouvelles, avec son décor de
tôles tordues, ses enfants congelés, sa banque d’organes, ses interrogatoires
musclés, ses enfants soldats, ses attentats suicides, ses femmes battues, la
planète qui se réchauffe, et chaque jour le début de la fin : danse macabre dont
les ombres se projettent au plafond, dans nos salons où la lueur des images a
remplacé celle du feu.
Mais tant de questions
volent encore autour de la lampe,
comme des ailes de papillon
que soulève une vague aux antipodes.
Qui a poussé dans le dos
le suicidé du pont
qui a noyé le poisson
dans des eaux si peu profondes,
et la lune était-elle ronde
quand se sont remplis les océans ?
Où est le grand rêve
d’une flamme humide léchant la roche,
d’un feu mouillé d’où naîtraient les pierres,
et pourquoi les contraires aimantés par l’esprit
restent-ils entre eux à des années-lumière ?
A quoi ressemblaient les fleurs
quand la première abeille quitta l’Afrique,
l’abeille dont la danse est prisonnière de l’ambre
et de millions d’années qu’ont roulés les vagues
de l’Asie Mineure à la Baltique ?
Pourquoi n’ai-je pas appris à lire dans ce jardin
où le plus vieil iris s’appelle Désir ? Pourquoi
n’ai-je pas appris à aimer dans une prairie
que personne ne fauche, et qui grandit toute seule
comme un forêt primitive ?
A quel âge commence-t-on à se plaindre du temps
pour opposer aux vents qui tournent, aux sautes d’humeur
des météores, le faux souvenir d’une seule journée
qui résume des saisons entières : une brève journée d’hiver
à la pureté de cristal, un long jour d’été au soleil fixe,
étalon-or d’une enfance imaginaire ?
*
Autour du bâtiment de briques où avaient lieu les interrogatoires de la
police secrète, à Berlin-Est, on a fait courir sur une sorte de rail les questions
des prisonniers, relevées sur les murs de leur cellule. Parmi les questions
destinées à traverser les murs pour parvenir jusqu’à nous (qui a refermé les
portes de fer ? qui entendra les cris des torturés ?), il en est une qui s’adresse à
la poésie. Non pas pour demander à quoi elle sert, mais avec plus de subtilité, à
quel moment elle peut être utile.
Chacun connaît la réponse pour soi, jamais pour les autres.
Et puis de quelle utilité s’agit-il ?
Consolation musicale
ou la vérité dans son nouvel
exercice de funambule,
après des siècles à imiter
la femme-tronc sorti du puits ?
Au XVIIe siècle, Locke avait imaginé une langue où tout serait désigné par
un nom propre : chaque être vivant, mais aussi chaque brin d’herbe et même le
moindre caillou. Une langue impraticable, puisqu’elle se perdrait dans le détail
des existences, les nuances à l’infini de chaque chose et de chaque individu.
Mais une langue qui n’est pas étrangère à la poésie, dans laquelle
l’armoire est une armoire avec un grand A,
dont la porte battante s’ouvre encore dans la mémoire
quand je veux respirer le parfum d’un secret
bien gardé entre les draps , où l’odeur mêlée
des vivants et des morts. Je revoie alors
la ferrure que frappait un rayon de lune,
qui m’aidait à trouver le sommeil
comme une étoile guidant le voyageur.
Le Divan est celui des années trente
où ne dort plus personne, mais que j’ai recouvert
d’un tissu persan, pour revoir l’oiseau de paradis
qui renaîtra sans nous. Le chasseur est caché
dans les feuillages, comme le dieu de l’amour
dans le motif à l’infini d’un papier peint.
La Chance est une carte ou un oiseau
entre les mains du magicien.
Promesse, tour et prestige,
les êtres apparaissent et disparaissent,
comme un chose au milieu des dix mille
que le langage dissimule.
La fleur d’aujourd’hui est une Rose
que les draps enroulés sur eux-mêmes
ont déposée au milieu du lit.
Fleur d’un seul jour,
plus éphémère encore
que la rose de la poésie
*
Plus radical que Locke, Swift avait imaginé un peuple qui se passerait des
dignes. Pour faire la conversation, chaque individu serait donc encombré
d’objets sonores et d’allégories plus ou moins parlantes. Traînant après lui,
comme notre ombre ou notre chimère, des rébus géants qui l’écraseraient de
tout leur poids.
Promesse, tour et prestige : les trois moments des tours de magie reviennent
plusieurs fois par jour, même à notre insu, chaque fois que la réalité à portée de
main devient une illusion, chaque fois que nous la retrouvons auréolée par sa
perte, ou lestée par le temps qui s’est déposé en elle.
Promesse, la réalité qui naît de la parole.
Promesse, l’écharpe rouge de la passante
et le gilet brodé du singe savant.
Promesse, la table tournante et le miroir
qui permet de traverser les apparences.
Promesse, la boîte à double fond
sur laquelle se penche un homme
en frac et chapeau melon.
*
Du tour il n’y a rien à dire, malgré ce que prétendent les manuels et les
livres sacrés, qui ne tiennent jamais leurs promesses.
Le tour est un trou noir aspirant la matière : les foulards, les anneaux, les
montres et les colombes, la pacotille et les paillettes. Et même ce qui nous reste
d’intelligence, attirée par le vide comme les astres en bout de course.
*
Prestige, la lune de nouveau pleine
et le lapin dans le chapeau.
Prestige, la femme qui se réveille entière
et les souvenirs qui lui reviennent.
Prestige, la colombe rescapée du déluge
et le canard remonté de la mine, plus vivant
que le phénix, rôti sous la cendre.
Prestige, le tombeau vide du magicien
qui marchait sur les eaux et multipliait les pains.
Prestige, l’imitation de la mort et la résurrection.
*
Les tapis n’ont jamais volé au-dessus de nos maisons, mais chaque fois que
nous les avons battus nous avons soulevé la poussière du temps.
Les lampes n’ont pas fait apparaître de génie, mais les objets magiques ne
nous ont jamais manqué.
A la radio on entend encore
les voix des chanteuses mortes
et dans les miroirs, le monde à l’envers
nous a révélé toute sa profondeur.
Les photographies nous ont montré
des ancêtres aux visages d’enfants,
des astres à la peau d’orange
et nos squelettes en transparence.
Pour les promesses et l’élixir
nous avons la parole et la pharmacopée,
pour les rêves un fauteuil à oreilles
et un divan aussi profond sue le sommeil.
Pour remonter le temps, nous n’avons besoin de rien ni de personne : la
corde est usée autant que la croyance, mais l’énergie du désespoir suffit à
tendre le ressort.
A l’échelle d’une vie humaine, ce qu’on a récité dans l’enfance devient une
mémoire archaïque, dont les vestiges ne demandent qu’à remonter à la surface,
dès qu’une pensée flottante donne naissance à une voix intérieure. C’est ainsi
que certains soirs
j’essaie de m’endormir en pensant au sommeil,
ce personnage ailé qui ferme nos paupières
après avoir traversé des champs d’asphodèles,
ou des champs de pavots sur un tapis volant.
C’est très souvent l’alexandrin qui me permet de composer des formules
magiques, formules qui sont l’équivalent des rituels d’autrefois pour entrer
dans la nuit à reculons. Aujourd’hui je n’ai plus que des habitudes, mais entre
les habitudes et le rituel la différence est parfois très mince.
*
Je détache la montre du poignet,
je pose les lunettes et les clés,
la monnaie sur la table de nuit
comme aujourd’hui dans les aéroports
pour passer sous les portiques.
Et comme autrefois le peigne et le miroir,
la nourriture et les offrandes au chevet des morts,
dont le livre est un livre du sommeil
avec ses différents phases, ses portes en enfilade
et ses apparitions fantastiques. Avec ses formules
pour prendre la forme du lotus, ou la forme d’une alouette.
Formules à prononcer dans la chambre des étoffes,
dont le plafond est constellé d’étoiles.
Formules pour faire briller les ténèbres
et conduire les rameurs à bon port.
*
Prendre une forme : c’est précisément ce que promet le nom de Morphée,
qui nous emporte dans ses bras tous les soirs et nous dépose en douceur sur la
rive d’un autre jour..
Promesse, tour et prestige
Editions Gallimard, 2009