Alice Rahon (1904 – 1987) : A même la terre
Alice Rahon au Mexique, vers 1940-41. Photo : Walter Reuter
A même la terre
(extraits)
Une femme qui était belle
un jour
ôta son visage
sa tête devint lisse
aveugle et sourde
à l’abri des pièges des miroirs
et des regards d’amour
entre les roseaux du soleil
on ne put trouver sa tête
couvée par un épervier
les secrets bien plus beaux
de n’avoir pas été dits
les mots pas écrits
les pas effacés
les cendres envolées sans nom
sans plaque de marbre
violant le souvenir
tant d’ailes à casser
avant la nuit
*
Comme la braise au duvet bleu
dans l’aisselle du feu
qui parle en étincelles
trouve-moi les mots pour consoler
mon amie
elle est douce et brune
telle une prune sous la pluie
à genoux au coin des routes
où passent des chapelets
de petits cœurs se donnant la main
elle attend
pour moissonner les lumières
et les rires de l’eau
ô vous source de la neige
la laisserez-vous longtemps
si près de la meule
que l’amour retient de la chute
*
Les amazones de la mer
en robe noire dansent
comme des araignées dans leur toile
et crient et jouent à bouche close
sur le sable de cette grève
chacune son fil blanc assis sur le noir
un grain de terre dans la main
et les talons lisses usés couchés
le museau de bois à la place du visage
arqué par la folie sur le feu de nuit
tu respires les mots empoisonnés
ce fils tissé à la hâte
cette bave éclatante
ces cris d’herbe sous les pieds
ces toiles lourdes d’encre
cette spirale vibrante d’eau
ce museau
cette pointe
noué dans la crainte du rire sans remède
*
Je ne sais pas ce qu’il faut penser
de la vie et de la mort
Je sais seulement combien j’aime
la lumière du soleil
Si un cheval devient vieux et fourbu
dans des besognes serviles
il a pourtant sur son front
entre ses yeux de planètes innocentes
cette fleur merveilleuse
du miracle et de la folie
le mal – personne ne peut rien contre cela
ni au vent qui taille des oiseaux
en flèches vives
Derrière des vitres closes
des rideaux de poussière
sur des couloirs où l’on ne passe plus
Quand le soleil s’unit de profil
à un mur blanc et nu
il faudrait un télescope
ce serait comme dans le monde des étoiles
Je ne sais pas lire la calligraphie des éclairs
Editions surréalistes, 1936