Michel Deguy (1930 - 2022) : Chant-royal
Chant-royal
Le poète de profil
Le poète à l’équerre de corps et d’ombre sur les seuils
Le poète Gulliver qui retrace un roncier d’hiver
avec la pointe de Hopkins
Ou décroit pour accorder l’herbe au zodiaque
avec compas de Gongora
Génie des contes perses car il refuse l’indifférence
Il entretient la lymphe bleue dans le réseau des ormes
Veille zêta espion delta d’Orion sur la branche basse
Œil triplé posé de witch 1 witch 2 witch 3
qui s’envole constellation subite de corbeaux
Il est ici pour inventer quelque chose d’aussi beau
qu’un mot saxifrage inventé par personne
S’il cherche un trésor il le trouve
(Imagine un poisson cherchant un poisson dans l’obscurité des mers...)
Quand il revient parmi nous dans la transparence
d’hiver où les choses sont des lignes
Quand il rouvre le filon des couleurs à ciel ouvert
Quand il revient sur l’étroite digue hospitalière et
Victoire fendant le sol figé sachant
Que la vie déserte à quelques mètres de hauteur
Quand il retrouve son totem en boules couleur d’excrément
Dans les petits pommiers français près d’où on range les araires
Et quand poussé aux épaules par
Comme un transféré
Il longe la rivière invitée au moulin
Le coq sa crête de lilas sont cri à travers
- L’aveugle
Il se gante de saule
Il endosse la rivière
Et voici tâtonnant
Sa main prolongée
S’avance dans un monde étrange
Pour lui menaçant pour lui surprenant
Pour lui seul incroyable toujours
*
Il se hâte vers le désert Un plateau où la flèche est gnomon
Le vide est sa force Le soleil passe comme un anneau nuptial
Entre les arbres généreux il appartient à la déception
Emigré qui sculpte un âge il travaille pour
l’absente sous ses pieds qui dort quand il se lève
Pour regagner une absente de son pays qui veille quand il dort
Le temps est celui qu’il n’a pas de penser à elle
Il émigrait l’hiver dans les branches pieuses
L’hiver d’une seule manière multipliée
- les os les mots l’amplitude les pas
les voix l’espace occupé les voyages la justice
et l’injustice les livres où certains mots nous atteignent –
épiant l’invisible entre nous où les figures muent
comme la musique inaudible quand l’ouïe du
musicien débouche
Il émigrait faune serrant un pipeau de veines
Syrinx étouffée les vaisseaux creux ramassés devant soi
Où le sang prolonge sa peine. Le cœur venait contre l’oreille
*
On veut le faire roi !
La clientèle des vents le serre
Les cris le portent
Toute voix veut à nouveau se faire entendre
L’hiver expose les litiges
Un groupe de fleurs attend son tour
Il y a ces écrouelles de lisière Il y a ces ruines
Un joug un front de buffle brûlé
Qui t’a fait ruine ?
La crase des mains apaise droite et gauche
Une pierre attendit deux mille ans Il exauce le silex
Un joueur d’ébonite sur un sillon quoi d’autre
Car les άδυνάια quittant le rêve atterrissent
Tout le réel est possible
Les fables parlent comme des animaux
*
Ombre de Virgile devenue voix de Virgile
Voix de muse devenue désir et obéissance
Je te suis écoutant la plainte donnant voix
à l’enfer fraternel Je t’écoute la voix décapitée
attentif au silence continue sous le treillis
pareil au vengeur qui canne la vengeance
Je reconnais la souffrance grâce aux lieux
L’herbe ici n’a pas crû La bête est restée
Toi je t’écoute Que dis-tu de ta saison ?
Je descends la vallée partageant
Une feuille
remonte vers le village
Les stères d’os rassemblez-les au feu
Le tort ? Mais l’homme vous donne la place
Les oiseaux ont des chemins Qu’on relève cette borne
L’eau qu’elle se dessèche en cette place usurpée
Dénouez les andouilles des acacias lutteur
Retirez doucement le bleu cosmos
Qui s’est pris aux pals d’hiver
*
Les fleuves, la perspective
Les versants, le fagot des chemins
Il guide vers un lit de syllabes
Le vent est son fouet
Il favorise la transhumance des
terres
Appelle bruit le grondement des sols
Longeant l’arc ou le ciel
A centré ses lumières
Cyprès de paroles alors
Se dressent et oscillent
*
Par ceux qui marchent ici comme dans galerie à
ciel ouvert, (parois d’ormes piliers de grès
sol de terre ciel de ciel) par ceux qui disent
Voici lisière
Le monde avait besoin d’être annoncé
« le royaume est semblable au chemin par exemple
Extérieur au mur bas du château grillagé
Le royaume est semblable à ce lieu
Qui a besoin de parabole pour demeure »
Ouï Dire
Editions Gallimard, 1966
Du même auteur :
Le golfe (09/11/2016)
« La bulle du ciel… » (09/11/2017)