Michel Deguy (1930 - ) : Le golfe
Le Golfe
Le long été commence où croît et décroît l’ambition
Je vis au niveau des éruptions stridentes des sauterelles
Et parmi les insectes de papier que disperse le vent
Il y a du seigle sur les genoux de l’écrivain et dans son dos
pleuvent les blés
L’oreille appliquée à la terre entend son sang
Il est le désoeuvré
La roue du paysage tourne sous le triomphe du soleil
Les raies blanches du ciel convergent au-delà de la terre
Les îles s’effilochent, la marée décèle des ruches d’algues couleurs
de débris
Où fermentent des invertébrés
Vois toute la rotation horizontale du golfe,
Le glissement des bocages, le grincement des bornages de genêt,
Rayons verts sur le moyeu de l’horizon !
Si je reprends les chemins profonds – faut-il encore s’en entretenir ?
Je vais lentement aux rendez-vous essentiels
Le vent traverse la presqu’île pliant les blés vers l’Est
Partout la mer m’assaille car le vent du large lui ouvre le passage
entre les haies
Entre les orges entre les châtaigniers
L’Océan épais monte entre les toits
Le vent rapide descend les trois hauts degrés des pins, des genêts et
des blés
Il se rue frôlant les oreilles et passe
Le soleil à reculons fait face Le soleil acrobate descend du chapiteau
Interminable
Parfois des spectateurs repèrent l’exercice Mais beaucoup l’été se
couchent avant la fin
Le vent parle trop fort
Dans les trous du vent se glissent les chiens des fermes éloignées
L’alouette ne cesse de tomber Le vent se fraie un passage
jusqu’aux premiers rangs des champs
Il enjambe violemment la lisière de paille et se jette aux oreilles
Des chiens gardent des chemins sans importance d’où je suis
Les voix qui miment les bêtes pour leur commander
Issues des niches plus hautes où elles veillent sur les biens
Passent par les trous du vent
Hélant pour des travaux sans importance d’où je suis
Promenades en vue de quoi ?
Le corbeau sans couleur
La mouette qui arrête le vent
La lune, cirrus obèse, qui marque où le vent ne souffle plus
Car il manque au pas la constance du vent
Du vent qui sait aux papillons aux fougères aux nuages
Indiquer la direction
Orienter insistant courber repassant diriger rassembler dans
son souffle incliner joindre
- et tout à coup redresser cabrer recourber tordre
Le vent parcourt le site, adjointe et fait communiquer les
lignes du site
Lui de haut de partout les suit
C’est lui qui trace les sillons du site
Tout en moi répond au vent – sauf…
Tout plie sous l’injonction qui assemble :
Les cheveux comme un champ plus dense
Le dos pareil aux troncs, les yeux dessillés sous le sel
Les jambes écroulées dans les pierres
Et la manducation au bruit de charrette ; tout…
Sauf la voix debout qui demande où elle naît ; tout
Sauf la voix étonnée de sa dissemblance !
Le grand vaisseau du matin appareille :
Cris de poulies des mouettes ; cordages du soleil dans
les yeux ; hautes trinquettes des cumulus hissées brassées
drossées ; un équipage d’alouettes qui survole les basses
vergues des frênes ; les corbeaux quartiers-maîtres
Et le grand spinaker de l’orage…
Du Morbihan
Fragments du Cadastre
Editions Gallimard,1960
Du même auteur : « La bulle du ciel… » (09/11/2017)