Walt Whitman (1819 – 1892) : Chanson de la hache à large lame / Song of the broad-axe (6-12)
Chanson de la hache à large lame
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Combien les paroles sont de peu de poids au regard d’un acte de courage !
Combien le luxe des matériaux d’une cité pâlit devant la beauté d’un
homme ou d’une femme !
Tant que ne paraît pas quelque part une forte personnalité les choses n’existent,
ne fonctionnent qu’imparfaitement.
Une forte personnalité est la justification de sa race comme de la puissance de
l’univers,
Car il suffit qu’il ou qu’elle apparaisse pour que les conditions matérielles se
taisent honteusement,
Pour que cesse toute disputation quant à l’âme,
Pour que les anciennes pratiques soient discutées, soient renversées ou éconduites.
Dites-nous un peu maintenant ce que deviennent vos histoires d’argent gagné ?
Dites-nous leur intérêt ?
Et votre respectabilité, où la mettez-vous à présent ?
Votre théologie, vos enseignements, votre société, vos traditions, vos statuts
qu’en faites-vous désormais ?
Vos propos ironiques sur la vie, les entendra-t-on encore ?
Tout comme vos réticences à propos de l’âme ?
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Un paysage austère recouvre les gisements de minerai, or c’est bien là qu’est
caché le meilleur, sous la grisaille des apparences,
C’est là qu’est la mine où travaillent les mineurs,
C’est là que sont les forges où coule le métal en fusion, que les métallurgistes
attendent, pinces et marteaux en main,
Car ce qui sert ou servira se trouve toujours à portée de la main.
Comparé à cette mine rien n’aura tant servi ni servi autant de personnes,
Aidé le Grec à langue souple, au raisonnement subtil et, bien antérieurement
à lui,
Aidé la construction d’édifices des plus durables,
Aidé Hébreu, Perse ou Hindou très ancien,
Aidé la construction de buttes au bord du Mississipi, aidé les auteurs des vestiges
de l’Amérique centrale,
Aidé les temples albiques, aux piliers non équarris, bois ou plaines, aidé les
druides
Aidé les fossés profonds, hauts et silencieux des collines enneigées de
Scandinavie
Aidé les artistes immémoriaux qui gravèrent aux parois du granit de
grossières esquisses du soleil, de la lune, des étoiles, des vaisseaux,
des vagues de l’océan,
Aidé les Goths envahisseurs, aidé les tribus pastorale ou nomades,
Aidé le lointain Celte, aidé les téméraires pirates de la Baltique,
Aidé plusieurs siècles avant eux les respectables et inoffensifs éthiopiens,
Aidé les sculpteurs de proues de galères d’agrément comme des galères de
guerre,
Aidé tous les grands exploits terriens, tous les grands exploits navals,
Aidé les époques médiévales comme les âges prémédiévaux,
Aidé non seulement les vivants, naguère comme aujourd’hui, mais secondé
les morts,
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Le bourreau européen est devant moi,
Il porte un masque, un vêtement d’étoffe rouge, ses jambes, son torse
puissants sont nus,
Il se tient debout, appuyé sur une hache massive.
(Qui as-tu massacré récemment bourreau d’Europe ?
Quelle est la provenance de cet épais sang caillé sut toi ?)
Je vois le soleil vespéral des martyrs,
Je vois descendre aux degrés de l’échafaud les âmes,
Ames de seigneurs morts, reine découronnées, ministres destitués, rois déposés,
Rivaux, traîtres, empoisonneurs, chefs exilés ou autres.
Je vois les victimes qui sont mortes pour une juste cause quel que soit leur pays,
La graine est rare, et cependant jamais leur récolte ne faiblira
(Dites-le-vous bien rois étrangers ou vous prêtres, jamais leur récolte ne faiblira).
Je vois que le sang a été complètement lavé,
Je vois qu’ont été nettoyés lame et manche,
Qui ne font plus jaillir le sang des nobles Européens, qui n’étreignent plus le
cou des reines.
Je vois le bourreau ne plus servir, prendre sa retraite,
Je vois l’échafaud moisir, plus personne n’y marche, je n’y vois plus de hache,
Je vois l’impressionnant emblème d’amitié de la puissante race à laquelle
j’appartiens, ma plus neuve, ma plus vaste race.
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(Amérique ! Pas de gloriole dans mon amour pour toi,
Je tiens dans la main mon acquis.)
Bondit la hache !
L’épaisse forêt émet des oracles fluides,
Ils cascadent, leurs formes montent,
Hutte, tente, ponton, chaîne d’arpentage,
Fléau, soc, pic, pince, bêche,
Bardeaux, rambarde, étais, plinthe, cadre de porte, tour, panneau, pignon
Citadelle, plafond, salon, académie, jeu d’orgue, maison témoin, bibliothèque,
Corniche, treille, pilastre, balcon, croisée, tourelle, perron,
Houe, râteau, fourche à foin, crayon, chariot, ringard, scie, niveau, maillet, coin,
poignée,
Chaise, tub, cerceau, table, osier, ailette, châssis, plancher,
Boîte à outils, coffre, instruments à cordes, canot, bâtis, et ainsi de suite,
Capitoles des Etats et capitole d’une nation d’Etats,
Longues et majestueuses rangées aux avenues, hospices pour orphelins, pour
les pauvres, les malades,
Vapeurs de Manhattan, voiliers embrassant la mesure de toutes les mers.
Car elles montent les formes !
Nées des usages indistincts de la hache comme des usagers de la hache et de
leur environnement,
Nées de ceux qui abattent les bois, de ceux qui le charrient jusqu’à Penobscot
ou Kennebec,
De ceux qui habitent cabanes dans les montagnes de Californie, près des petits
lacs, des rives de la Columbia,
De ceux qui demeurent au Sud sur les rives du Gila ou du Rio Grande, familles
de bons vivants, caractères bien trempés,
De ceux qui vivent au bord du Saint-Laurent, dans le nord du Kanada, ou bien
au bord du Yellowstone, habitant la côte ou loin des côtes,
Chasseurs de phoques, baleiniers, navigateurs arctiques se frayant le passage à
travers la banquise.
Ah ! elles montent, les formes !
Forment de fabriques, arsenaux, fonderies, marchés,
Formes de la double voie des rails du chemin de fer,
Formes des traverses de pont, charpentes géantes, poutrelles et arches,
Formes des trains de péniches, des touées, engins de canal et de lac, des flottilles
de rivière,
Chantiers navals, radoubs des mers orientales comme des mers occidentales,
dans le recoin de mille haies, à l’écart,
Quilles de chêne vivant, planches de pin, vergues, racines d’hacmatack pour
les genoux,
Et tous ces vaisseaux eux-mêmes à leur destin, l’entassement des échafaudages,
les ouvriers actifs, à l’intérieur, à l’extérieur,
Outils dispersés de tout côté, grande perceuse, petite perceuse, rabot, écrou,
règle, équerre, ciseau gouge, mouchette.
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Oui elles montent les formes !
Forme du bois mesuré, scié, cloué, menuisé, teinté,
Forme-cercueil où allonger le mort dans son linceul,
Forme en forme de colonnes, colonnes de lit à baldaquin, colonnes du lit de
la mariée,
Forme de petite auge, forme de fauteuil à bascule, forme du berceau pour le
tout-petit,
Forme des lames du plancher, les lames où tournent les pieds des danseurs
,
Forme des planches de la maison familiale, la maison de la tendre amitié entre
parents et enfants,
Forme du toit abritant la joie du jeune homme et de la jeune femme, abritant
l’heureuse union du jeune homme et de la jeune femme,
Forme du toit abritant le souper joyeusement préparé par la chaste épouse pour
le ravissement et la joie du chaste époux au soir d(une journée de travail.
Elles montent, montent les formes !
La forme du banc où prend place le prisonnier dans l’auditoire, la forme de
l’occupant de ce siège, homme ou femme,
La forme du bar auquel sont accoudés deux buveurs de rhum, un jeune et un
plus vieux,
La forme de l’escalier dont des pas honteux, furtifs foulent les grinçantes
marches,
La forme du canapé accueillant la ruse peu recommandable du couple adultère,
La forme de la table de casino où pertes et gains diaboliques se succèdent,
La forme de l’escabeau où monte l’assassin reconnu coupable et condamné
à mort, il a les traits creusés, les bras entravés derrière le dos,
Le shérif assiste à la scène avec ses adjoints, la foule est muette et pâle de
frayeur, la corde oscille.
Montent, montent les formes !
Formes de portes donnant accès et sortie des milliers de fois,
Porte franchie par l’ami longtemps éconduit, tout cramoisi par l’émotion
impatiente,
Porte par où passent les nouvelles bonnes et mauvaises,
Porte saluant le départ du fils prodigue quittant le foyer familial dans un
mouvement d’optimisme béat,
Porte saluant le retour du même, ruiné, malade, sans innocence et sans moyens,
au terme d’une scandaleusement longue absence.
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Elle monte, elle monte dans sa forme !
Cette femme qui est à l’image de la prudence dans un monde d’imprudence
extrême,
Qui passe au milieu de la grossièreté et de la dépravation sans être le moins
du monde contaminée par elles,
Qui lit dans les pensées sans déguisement des hommes qu’elle côtoie,
Et qui cependant n’en demeure pas moins attentionnée, amicale à leur égard,
Tandis qu’eux lui réservent unanimement leur affection, car elle n’a rien à
craindre ni ne craint jamais rien parmi eux,
Leurs jurons, querelles, chansons avinées, phrases obscènes la laissent
indifférente,
La laissera silencieuse, calmement maîtresse d’elle-même, ne l’offensent pas,
Elle les tolère tout comme les lois de la Nature les tolèrent, car elle a en elle
la force,
Car elle est une loi de la nature à elle-même – aucune loi n’a autant de force qu’elle.
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Montent les formes majeures !
Formes de la Démocratie absolue, produit des siècles,
Formes constamment renouvelées par la projection d’autres formes,
Formes des turbulentes villes masculines,
Formes des amis et pourvoyeurs d’asiles de la planète,
Formes régénérant la terre et régénérées par la terre entière.
Traduit de l’anglais par Jacques Darras
In, Walt Whitman : « Feuilles d’herbes »
Editions Gallimard (Poésie), 2002
Du même auteur :
Descendance d’Adam / Children of Adam (27/01/2015)
Chanson de moi-même / Song of myself (28/01/2017)
Drossé au sable / Sea - drift (25/07/2017)
Départ à Paumanok / Starting from Paumanok (28/01/2018)
Envoi / Inscriptions (28/01/2019)
Calamus (28/01/2020)
Salut au monde ! (28/01/2021)
Chanson de la piste ouverte /Song of the open road (28/01/2022)
Sur le bac de Brooklyn / Crossing Brookling ferry (31/07/2022)
La chanson du Grand Répondant - Notre antique feuillage /Song of the answerer / Our old feuillage (28/01/2023)
Chanson des joies / A song of joys (28/01/2024)
Chanson de la hache à large lame(1-5) / Song of the broad-axe (1-5)(28/01/2025)
Song of the broad-axe
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How beggarly appear arguments before a defiant deed!
How the floridness of the materials of cities shrivels before a man's or woman's
look!
All waits or goes by default till a strong being appears;
A strong being is the proof of the race and of the ability of the universe,
When he or she appears materials are overaw'd,
The dispute on the soul stops,
The old customs and phrases are confronted, turn'd back, or laid away.
What is your money-making now? what can it do now?
What is your respectability now?
What are your theology, tuition, society, traditions, statute-books, now?
Where are your jibes of being now?
Where are your cavils about the soul now?
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A sterile landscape covers the ore, there is as good as the best for all the
forbidding appearance,
There is the mine, there are the miners,
The forge-furnace is there, the melt is accomplish'd, the hammers men are
at hand with their tongs and hammers,
What always served and always serves is at hand.
Than this nothing has better served, it has served all,
Served the fluent-tongued and subtle-sensed Greek, and long ere the Greek,
Served in building the buildings that last longer than any,
Served the Hebrew, the Persian, the most ancient Hindustanee,
Served the mound-raiser on the Mississippi, served those whose relics remain
in Central America,
Served Albic temples in woods or on plains, with unhewn pillars and the druids,
Served the artificial clefts, vast, high, silent, on the snow-cover'd hills of
Scandinavia,
Served those who time out of mind made on the granite walls rough sketches
of the sun, moon, stars, ships, ocean waves,
Served the paths of the irruptions of the Goths, served the pas toral tribes and
nomads,
Served the long distant Kelt, served the hardy pirates of the Baltic,
Served before any of those the venerable and harmless men of Ethiopia,
Served the making of helms for the galleys of pleasure and the making of
those for war,
Served all great works on land and all great works on the sea,
For the mediaeval ages and before the mediaeval ages,
Served not the living only then as now, but served the dead.
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I see the European headsman,
He stands mask'd, clothed in red, with huge legs and strong naked arms,
And leans on a ponderous axe.
(Whom have you slaughter'd lately European headsman?
Whose is that blood upon you so wet and sticky?)
I see the clear sunsets of the martyrs,
I see from the scaffolds the descending ghosts,
Ghosts of dead lords, uncrown'd ladies, impeach'd ministers, rejected kings,
Rivals, traitors, poisoners, disgraced chieftains and the rest
.I see those who in any land have died for the good cause,
The seed is spare, nevertheless the crop shall never run out
,(Mind you O foreign kings, O priests, the crop shall never run out.)
I see the blood wash'd entirely away from the axe,
Both blade and helve are clean
,
They spirt no more the blood of European nobles, they clasp no more the necks
of queens.
I see the headsman withdraw and become useless,
I see the scaffold untrodden and mouldy,
I see no longer any axe upon it,
I see the mighty and friendly emblem of the power of my own race, the newest,
largest race.
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(America! I do not vaunt my love for you,
I have what I have.)
The axe leaps!
The solid forest gives fluid utterances,
They tumble forth, they rise and form,Hut, tent, landing, survey,
Flail, plough, pick, crowbar, spade,
Shingle, rail, prop, wainscot, jamb, lath, panel, gable,
Citadel, ceiling, saloon, academy, organ, exhibition-house, library,
Cornice, trellis, pilaster, balcony, window, turret, porch,
Hoe, rake, pitchfork, pencil, wagon, staff, saw, jack-plane, mallet, wedge,
rounce,
Chair, tub, hoop, table, wicket, vane, sash, floor,
Work-box, chest, string'd instrument, boat, frame, and what not,
Capitols of States, and capitol of the nation of States,
Long stately rows in avenues, hospitals for orphans or for the poor or sick,
Manhattan steamboats and clippers taking the measure of all seas.
The shapes arise!
Shapes of the using of axes anyhow, and the users and all that neighbors them,
Cutters down of wood and haulers of it to the Penobscot or Kennebec,
Dwellers in cabins among the Californian mountains or by the little lakes, or
on the Columbia,
Dwellers south on the banks of the Gila or Rio Grande, friendly gatherings,
the characters and fun,
Dwellers along the St. Lawrence, or north in Kanada, or down by the
Yellowstone, dwellers on coasts and off coasts,
Seal-fishers, whalers, arctic seamen breaking passages through the ice.
The shapes arise!
Shapes of factories, arsenals, foundries, markets,
Shapes of the two-threaded tracks of railroads,
Shapes of the sleepers of bridges, vast frameworks, girders, arches,
Shapes of the fleets of barges, tows, lake and canal craft, river craft,Ship-yards
and dry-docks along the Eastern and Western seas, and in many a bay and
by-place,
The live-oak kelsons, the pine planks, the spars, the hackmatack- roots for knees
The ships themselves on their ways, the tiers of scaffolds, the workmen busy
outside and inside,
The tools lying around, the great auger and little auger, the adze, bolt, line,
square, gouge, and bead-plane.
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The shapes arise!
The shape measur'd, saw'd, jack'd, join'd, stain'd,
The coffin-shape for the dead to lie within in his shroud,
The shape got out in posts, in the bedstead posts, in the posts of the bride's bed,
The shape of the little trough, the shape of the rockers beneath, the shape of the
babe's cradle,
The shape of the floor-planks, the floor-planks for dancers' feet,
The shape of the planks of the family home, the home of the friendly parents
and children,
The shape of the roof of the home of the happy young man and woman, the
roof over the well-married young man and woman,
The roof over the supper joyously cook'd by the chaste wife, and joyously
eaten by the chaste husband, content after his day's work.
The shapes arise!
The shape of the prisoner's place in the court-room, and of him or her seated
in the place,
The shape of the liquor-bar lean'd against by the young rum drinker and the old
rum drinker,
The shape of the shamed and angry stairs trod by sneaking footsteps,
The shape of the sly settee, and the adulterous unwholesome couple,
The shape of the gambling-board with its devilish winnings and losings,
The shape of the step-ladder for the convicted and sentenced murderer, the
The sheriff at hand with his deputies, the silent and white-lipp'd crowd, the
dangling of the rope.
The shapes arise!
Shapes of doors giving many exits and entrances,
The door passing the dissever'd friend flush'd and in haste,
The door that admits good news and bad news,
The door whence the son left home confident and puff'd up,
The door he enter'd again from a long and scandalous absence, diseas'd, broken
down, without innocence, without means.
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Her shape arises,
She less guarded than ever, yet more guarded than ever,
The gross and soil'd she moves among do not make her gross and soil'd,
She knows the thoughts as she passes, nothing is conceal'd from her,
She is none the less considerate or friendly therefor,
She is the best belov'd, it is without exception, she has no reason to fear and
she does not fear,
Oaths, quarrels, hiccupp'd songs, smutty expressions, are idle to her as she
passes,
She is silent, she is possess'd of herself, they do not offend her,
She receives them as the laws of Nature receive them, she is strong,
She too is a law of Nature—there is no law stronger than she is.
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The main shapes arise!
Shapes of Democracy total, result of centuries,
Shapes ever projecting other shapes,Shapes of turbulent manly cities,
Shapes of the friends and home-givers of the whole earth,
Shapes bracing the earth and braced with the whole earth.
Leaves of Grass
David Mc Kay,Publisher, Philadelphia, 1891–92
Poème précédent en anglais
:
Lawrence Ferlinghetti : Un Coney Island de l’esprit (24– 29) / A Coney Island of the mind (24 – 29) 19/01/2024)