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Le bar à poèmes
26 décembre 2024

Tomas Venclova (1937 -) : East Rock

Tomas Venclova à Varsovie  20 mars 2007

 

East Rock

 

A peine visible au loin, le phare.

Deux énormes rochers au bord de l’eau.

L’îlot qui dérive dans la baie

Essaie en vain de résister au vent.

Le voici qui s’éloigne comme une barque,

Puis se change en noyau de cerise.

Un clair cirrus fend le ciel. Un radar

Ebranle parfois l’axe de la terre.

 

La route s’achève, plus de refuge,

Au-delà du défilé il ne reste que l’espace,

Un bois qui dévale vers le rivage,

Une feuille tremblante dans le cimetière aérien.

Contours estompés, formes mouvantes,

La couleur même a perdu tout sens

Et finit par sombre en un rouge suprême

Dans l’éclaircie entre octobre et novembre.

 

Ligne de partage des mois ! Insensibilité

Des faux bouleaux, éloquence du geai !

Fracas de motos déferlant à l’aube

Sans un seul obstacle sur son passage !

Rocher tendu comme une peau d’élan,

Herbes froissées par les doigts du givre,

Et l’air, si froid, si transparent

Qu’il peut se passer de notre regard.

 

En un tel jour, plus net que le présent,

Tu vois au fond du brassage de l’univers :

Ce qui est né avant la naissance de l’homme

Croît en nous dès le tout premier cri,      

Pénètre dans la forteresse des artères

Imprègne les poumons, mûrit dans la lymphe,

Et il n’y a pas d’organe pour le ressentir –

Rien que l’effroi, la nuit du corps tout entier.

 

Le geai répète son chant trop bref

En variant à peine la mélodie,

Mais rien ne pourra changer, ni répéter

Ce qui un jour te fut accordé

Pour que, joignant la vérité à l’erreur,

La mort à la passion, tu sois une particule

De l’époque à jamais gelée, comme les os

De la Kolyma, comme les pierres outre-Atlantique.

 

Eh bien soit. Emporte avec toi ton ombre,

Le noir miroir, la langue dévastée,

Et mise à tout instant sur la liberté

Car il n’y a pas d’autres expiation.

L’eau dans le verre n’est pas toute bue,

La brise épargne encore la girouette,

L’auto sur le versant ne sait pas encore

S’il faut tourner vers la ville, ou vers le nord.

 

1985

 

Traduit du lituanien par Henri Abril

In, Tomas Venclova : « Le chant limitrophe »

Editions Circé, Strasbourg, 2013

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