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Le bar à poèmes
4 décembre 2024

Artur Lundkvist (1906 – 1991) : Biographie pour le vent

Photo : Scanpix/Arkiv 1984

 

Biographie pour le vent

 

I.

          Peut-être n’est-ce là qu’un souvenir

mais on le trouve dans les couronnes de fumées que les trains

                 laissent sur les prairies,

dans les genévriers où la neige dort pareille aux mouettes,

dans l’arbre qui griffe le mur comme un épervier prisonnier,

dans la flamme par la fenêtre qui s’ouvre soudain,

dans la pomme de terre toute grise de vieillesse,

dans ces journées en allées avec les nuages qui se hâtent,

dans le mouchoir roidi par le sel des larmes ;

on le trouve dans la déception quand l’orage n’éclate pas,

dans le piège vide qui bouge au vent,

dans la salive que le timide avale sans parler,

dans la terre brillante comme le pain, après un coup de bêche.

          Il est des vérités aussi fragiles que des gouttes de rosée,

invisibles autant que les dards des insectes,

il est des blessures trop insignifiantes pour même saigner,

il est une frontière où je me bats

loin des vergers et des chiens domestiques,

où je me bats avec mes mots et mon couteau incandescent

contre les ailes qui envolent et l’eau qui alourdit,

contre le lit séduisant des cercueils,

contre la sagesse des bossus,

les semences empoisonnées sous les ongles.

          Il est vrai que ma quête est de l’acte d’amour,

ma quête parmi les peupliers qui se courbent en arceaux,

gravissant un escalier d’eau vers de plus libres sommets

où de hauts feux brillent encore,

il est vrai que mon regard fouille la pierre

jusqu’en sa secrète cuisine, et il est vrai

que de blanches lampes illuminent ma poitrine,

qu’un aigle à deux têtes se sacrifie

et resurgit du rocher derrière mon front ;

il est vrai que j’ai surpris des statues

descendant de leur socle

pour se rassembler autour d’un feu par terre ;

il est vrai que certains abandonnent les pierres lourdes

comme si c’était leurs enfants,

que la sorcière du village s’est fait des gants dans un pis de vache,

qu’un enfant tourbillonne sur l’eau écumante

montrant du doigt un sentier dans la mer.

 

          Tout ceci est vrai

Mais possédé par un mirage je me suis condamné

à être un somnambule aux yeux ouverts,

fuyant les lits faits de corps sans vie,

assoiffé quoique méfiant devant les eaux qui stagnent

sous les paupières roses de la beauté.

Et je voyage dans la soie du givre

tandis que dans les gares les wagons crissent sous la lune

et qu’une bleue lumière de clinique baigne

la bibliothèque sans poésie.

          Je ne suis pas une pensée enfermée dans la pierre,

je vis dans le courant, dans la vibration,

je ne saurais dessiner mon propre contour,

je suis la tension entre l’arbre et le nuage,

je suis ces formes dans la poussière et ce matin riche d’abeilles,

à chaque face, à chaque chose

je donne une moitié d’amour, une moitié de haine.

 

II.

          Il est des paysages plus morts que les cartes,

affamés par la nature, usés par les hommes.

Les forêts de la mémoire sont liées à l’écho d’un nom,

en rêve le charbonnier se lave les mains dans l’écume de la mer,

dans la suie de la cafetière éclate le présage orageux des étincelles,

l’herbe coule dans le vent en diagonale

comme une foule prise de panique fuyant le danger.

 

               J'ai vu un oiseau blanc

voleter autour d’une fenêtre comme une âme proscrite,

j’ai vu des timbres collés sur un miroir,

un souvenir d’un amour ou d’un voyage,

un îlot en flammes horrifier la femme

qui l’aperçoit, seule dans son compartiment de train,

quelqu’un revient chez lui, le bissac vide,

et il fait crisser ses chaussures derrière le lilas.

Moi, je me saisis d’un battoir fendu par la glace du ruisseau,

je chante sur les péniches où l’oiseau pleure

de n’être ni mort ni vivant.

 

          Je suis cet enfant qui a mangé mon mère et ma mère,

ils remuent en moi, à jamais indigestes,

ils remuent dans la grotte qui est leur tombe,

leurs pensées résonnent en moi comme le tonnerre,

leurs branches rougeoient à l’intérieur de mon arbre,

parfois ce sont deux bêtes dans le noir qui craquent de bien-être,

parfois deux poissons déployés comme des drapeaux,

et le fleuve les traverse de ses alimenta aveugles.

 

                                                                                 (La peau sur la pierre. 1947)

 

 

Traduit du suédois par Jean-Clarence Lambert

In, Artur Lundkvist : « Feu contre feu »

Falaize (Georges Fall éditeur), 1958

Du même auteur : Une rose des vents pour l’Islande (05/12/2023)

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