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Le bar à poèmes
15 septembre 2024

Walther von der Vogelweide (vers 1170 – vers 1230) : « Las, où se sont enfuies toutes mes années !... » / « Owê war sind verswunden alliu mîniu jâr !... »

Statue de Walther von der Vogelweide par Heinrich Scholz, à Duchcov  (Tchéquie).

 

16.XIX

 

Las, où se sont enfuies toutes mes années !

Ai-je rêvé ma vie, ou bien est-elle réelle ?

Ce que je croyais exister, existait-il vraiment ?

Depuis ce temps j’ai dormi et je n’en sais rien.

Et maintenant je suis éveillé, et voilà que m’est inconnu

ce qui auparavant m’était connu comme ma propre main.

Les gens, le pays même où j’ai passé mon enfance

me sont devenus étrangers, comme s’ils n’étaient qu’une fiction.

Ceux qui étaient mes compagnons de jeu, les voilà lents et vieillis.

La friche est cultivée, la forêt abattue !

N’était l’eau qui coule où elle coulait jadis,

en vérité, je crois que mon malheur serait devenu bien grand.

Plus d’un hésite à me saluer, qui jadis me reconnaissait fort bien.

Le monde est partout plein de tourments.

Quand je songe à tant de jours de bonheur

qui sont perdus pour moi comme un coup d’épée dans la mer,

hélas ! toujours hélas !

 

Las, comme les jeunes gens se comportent lamentablement,

qui jadis étaient gais et bien élevés !

Ils ne connaissent que soucis. Las, pourquoi se conduisent-ils ainsi ?

Où que j’aille dans le monde courtois, nul n’est joyeux.

Danser, rire, chanter sont choses qui se perdent à force de soucis,

Jamais chrétien ne vit si triste troupe.

Tenez, regardez comment leurs coiffures vont aux dames ;

et les fiers chevaliers sont mis comme des rustres.

De durs messages nous sont venus de Rome.

Seul le chagrin nous est permis et la joie nous est ravie.

Cela me tourmente au fond de mon cœur (nous avions toujours heureusement

     vécu)

que maintenant il me faille échanger mon rire pour des pleurs.

Nos plaintes attristent même les oiseaux des champs ;

quoi d’étonnant que j’en perde courage.

Mais que dis-je, fou que je suis, dans ma mesquine colère :

celui qui s’attache aux joies d’ici-bas, perd les autres, là-haut !

Hélas ! toujours hélas !

 

Las, quel poison nous verse les douceurs !

Je vois le fiel répandu au milieu du miel :

le monde est au-dehors beau, blanc, vert et rouge,

et au-dedans de couleur noire et sombre comme la mort.

Que tous ceux que le monde a séduits, méditent ceci pour leur réconfort :

Ils seront pour une faible pénitence absous d’un grand péché.

Songez-y bien, chevaliers, c’est votre affaire !

Vous portez heaumes brillants et mailles bien solides,

écus robustes et épées bénies ;

Plût à Dieu que je fusse digne de combattre victorieusement.

Alors, infortuné que je suis, je gagnerais un riche salaire.

Non, je ne songe pas aux fiefs ni à l’or des seigneurs :

je voudrais porter éternellement  la couronne des bienheureux

qu’un mercenaire sut conquérir par sa lance.

Si je pouvais partir pour le joyeux voyage au-delà des mers,

je chanterai alors : ô joie, et jamais plus :

Hélas ! Non, jamais plus hélas !

 

Traduit du moyen-haut allemand par

Danielle Buschinger, Marie-Renée Diot et Wolfgang Spiewok

In, « Poésie d’amour du Moyen Age allemand »

Union Générale d’Editions (10/18), 1993

 

Hélas ! où sont-ils, mes ans évanouis ?

Ai-je rêvé ma vie. Est-elle vraie ?

Ce que je pensais qui fût, cela était-il bien ?

Ainsi j’ai donc dormi et je n’en sais rien !

Me voici éveillé, et je ne connais plus

ce que je savais tout à l(heure aussi bien que ma main gauche./

Les gens et le pays qui m’ont élevé dès l’enfance,

les voici tout aussi étrangers que mensonges.

Les compagnons de mes jeux, ils sont perdus et vieux :

on a saccagé la campagne, porté la hache au bois,

et n’était l’eau qui coule comme elle coulait jadis,

je croirais à coups sûr mon malheur sans mesure.

Plus d’un me salue à regret, qui me connaissait bien,

la vie de toutes parts est pleine d’amertume,

et quand je pense à maints jours de bonheur,

maints jours qui sont perdus comme pierre à la mer,

hélas, à jamais, hélas !

 

Hélas ! Comme la jeunesse d’aujourd’hui fait pitié,

qui n’avait de chagrin que rarement au cœur !

Elle ne sait que soucis. Héla ! Comme cela se fait-il ?

Où que j’aille au monde, pas un visage joyeux :

Danses, rires et chants, soucis les ont ravis.

Jamais chrétien ne vit si lamentable troupe.

Regardez les femmes comme elles ont leurs bandeaux !

Les fiers chevaliers sont vêtus en villageois

Et de Rome nous sont venus des brefs sans indulgence ;

le deuil nous est laissé, et toute joie bannie.

J’en ai telle peine au cœur – la vie était si belle jadis ! –

telle peine que mon rire doit se changer en pleurs.

Jusqu’aux oiseaux du bois qu’afflige notre plainte !

Belle merveille que j’en perde courage !

- mais que dis-je, pauvre sot, dans le feu de ma rancœur ?

Qui cherche la joie ici-bas, il l’a perdu ailleurs,

hélas, à jamais, hélas !

 

Hélas ! comme la douceur du monde fait notre perte !

Je vois flotter le fiel au beau milieu du miel ;

le monde a de beaux dehors : il est blanc, il est vert, il est rouge

mais il a le cœur sombre, noir comme la mort.

Qui s’égare dans le siècle voit là qui le console :

petite pénitence l’affranchira de grands péchés.

Songez-y, chevaliers, la chose vous regarde,

vous qui portez les casques clairs et la cotte de mailles

et la targe robuste et l’épée consacrée.

Plût à Dieu que je fusse digne de la victoire,

car je voudrais, pauvre homme, gagner le haut loyer !

Je n’entends point par là ni fiefs ni l’or des grands,

mais la bienheureuse  couronne d’éternité,

celle qu’un soudoyer peut gagner à la pointe du glaive.

- Si je pouvais faire le beau voyage d’outre-mer,

je ne saurais plus chanter que  « Joie ô joie » et jamais plus

« hélas, à jamais hélas ! »

 

 

Traduit de l’allemand par René Lasne

In, « Anthologie de la poésie allemande »

Editions Stock,1943

Du même auteur :

« Quand les fleurs... » / « Sô die bluomen ... » (15/09/2019)

« Une attente pleine de joie... » / « Mich hât ein wünneclîcher wân... » (15/09/2020)

« Sous le tilleul... » / « Under der linden... » (15/09/2021)

« Le monde resplendissait de vives couleurs... » / « Diu welt was gelf... » (15/09/2022)

« L’été et l’hiver sont tous deux ... » / « Sumer unde winter beide sint... » (15/09/2023)

 

Owê war sind verswunden alliu mîniu jâr !

ist mir mîn leben getroumet, oder ist ez wâr ?

das ich ie wânde ez waere, was das allez iht ?

dar nâch hân ich geslâfen und enweiz es niht.

nû bin ich erwachet, und ist mir unbekant

daz mir hie vor was kündic als mîn ander hant.

Hut unde lant, dar inn ich von kinde bin erzogen,

die sint  mir worden  frömde reht als ez sî gelogen,

die mine gespilen wâren, die sint traege unt alt,

bereitet ist daz velt, verhouwen ist der walt :

wan daz daz wazzer fliuzet als ez  wîlen flöz,

fûr wâr min ungelücke wânde ich wurde grôz,

mich grüezet maneger trâge, der mich bekande ê wol,

diu welt ist allenthalben undgenâden vol.

als ich gedenke an manegen wünneclîchen tac,

die mîr sint enpfallen als in daz mer ein slac,

niemer mêre ouwê.

 

Owê wie jaemerlîche junge liute tuont,

den ê vil hovelîchen ir gemüete stuont !

die kunnen niuwan sorgen : ouwê wie tuont si sô ?

swar ich  zer werlte kêre, dû ist nieman frô :

tanzen, lachen, singen  zergât mit sorgen gar :

nie kein kristenman gesach  sô jaemerlîche schar.

nû merkent wie den frouwen ir gehende stât :

die stolzen ritter tragent an dörpelliche  wât.

uns sint  unsenfte brieve her von Rôme komen,

uns inst erloubet trûren  und fröide  gar benomen.

daz muet mich  inneclîchen  (wir lebten ie vil wol),

daz ich nû für mîn lachen weinen kiesen sol.

die vogel  in der wilde betrüebet  unser klage :

waz wunders ist ob ich dâ von an frôiden  gar verzage ?

wê waz spriche ich tumber  man durch mînen boezn zorn ?

swer dirre wünne volget, hât jene dort verlorn,

niemer mêr ouwê.

 

Owê wie uns mit sûezen  dingen ist vergeben !

ich sihe die gallen mitten in dem honege sweben :

diu Welt ist ûzen schoene, wiz grüen  unde rôt,

und innân swarzer varwe, vinster sam der tôt.

swen  si nû habe verleitet, der schouwe sînen trôst :

er wirt mit swacher buoze grôzer  sünde erlôst.

dar an gedenkent, ritter : e ist iuwer dinc.

Ir tragent die liehten  helme und manegen herten rinc,

dar zuo die vesten schilte und diu gewîhten swert.

wolte got, wan waere ich der sigenünfte wert !

sô wolte ich nôtic armman verdienen rîchen solt.

joch meine ich niht die huoben  noch den hêrren golt :

ich wolte saelden krône êweclîchen tragen :

die mohte ein soldenaere mit sîme sper bejagen.

moht ich  die lieben reise gevaren über sé,

sô wolte ich denne singen wol, und niemer  mêr ouwê.

niemer mêr ouwê.

 

Des Minnesangs Frühling.I

Nouvelle édition revue par H.Moser et H. Tervooren.

37ème édition, Stuggart, 1982

Poème précédent en moyen haut-allemand :

Der von Kürenberg  : « J’avais, plus d’une année... » / « Ich zôch mir einen valken (30/07/2024)

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