Ôn Nhu hầu / Nguyễn Gia Thiều (1741 – 1798) : Complainte d’une odalisque
Photo : Archives du Courrier du Viet-Nam
Complainte d’une odalisque
Ô mon Prince, ô soleil de ma vie !
Vous seul, ô mon Prince, avez enivré mon âme !
Vous seul, ô mon Prince, avez ouvert mon âme aux caresses de l’amour !
Votre tendresse, ô mon Prince, me baignait comme une pluie printanière,
Vous étiez la tempête d’amour, et moi, une branche en fleurs !
Mon lit nuptial a le parfum du musc et de l’encens ;
Mes diamants scintillaient comme des guirlandes d’étoiles.
J’étais ivre d’amour, ivre de vous, ô mon beau Prince,
Un immense chant d’amour soulevait mon cœur épanoui !
Vous aviez été si magnanime, ô mon Prince bien-aimé !
Que de fois, nous nous étions promenés dans l’or et dans l’argent du clair de lune !
Que de fois, à l’ombre des badamiers, nos rires se sont mêlés !
Que de fois, dans la neige et dans le brouillard, nos cœurs se sont accordés
Jamais, pour attirer vers moi votre chariot d’or,
Je n’ai dû offrir à vos coursiers des feuilles de mûriers !
Dans vos bras, ô mon Prince, bien des fois j’ai pleuré...
Bien des fois, j’ai repoussé vos brûlantes caresses,
Bien des fois, je me suis dérobée à vos étreintes,
Ce n’était que pour mieux vous satisfaire que je jouais avec vos désirs...
Hélas ! l’Ange d’amour, loin de moi, s’est envolé !
Hélas, ma fontaine d’amour s’est tarie !
Hélas, mon soleil d’amour s’est éteint !
Le vent éparpille les feuilles jaunies ;
La pluie d’automne gémit sur la toiture ;
Mon sommeil est brodé de mélancolie ;
Mon âme blessée erre comme une hirondelle égarée.
Glaciale, glaciale est ma chambre !
Le brouillard essuie ses larmes avec les stores fleuris.
La mousse étend sa verdure sur le chemin abandonné ;
L’herbe recouvre les traces du chariot d’or de mon bien-aimé.
Depuis une éternité, ma veilleuse n’a plus d’huile.
Depuis une éternité, mon brûle-parfum ne contient plus d’encens.
Ma couverture est froide comme une montagne de neige.
Mon portrait souriant lance des injures à ma mortelle douleur !
A la fenêtre, au balcon, devant les fleurs, au clair de lune,
Des larmes coulent, coulent comme une fontaine !
L’an dernier, avec vous, ô mon Prince, je m’étais promenée ;
Avec vous, ô mon Prince, j’ai cueilli et respiré des roses...
Aujourd’hui je suis semblable à une fleur fanée
Qui fait des rêves de printemps et de soleil !
L’an dernier, ô mon Prince, j’étais au balcon d’or ;
Avec vous, ô mon Prince, je jouais avec les feuilles des saules.
Aujourd’hui, je suis semblable à une branche cassée
Que le courant emporte avec les débris de lune...
Parfois, dans la nuit, le vent, balançant les branches,
Souffle sur ma peine des voix lointaines...
Alors j’allume et en hâte, je me pare,
Et le cœur palpitant, j’attends le chariot d’or de mon Prince...
Hélas, ce n’est que le cri nostalgique d’un grillon qui appelle l’amour !
Debout à ma fenêtre, la Nuit joue sa ténébreuse musique
Tandis que les lucioles dansent la danse de la lassitude.
La lune mélancolique et inconsolable
Murmure à ma peine des voix lointaines...
Alors, je me poudre et je me fais belle,
Et, le cœur palpitant, j’attends le chariot d’or de mon Prince...
Hélas... ce n’est que le cri plaintif d’une sarcelle qui appelle l’amour !
Debout à ma fenêtre, les roseaux s’endorment sur les épaules lascives de la
brume...
Ô mon Prince bien-aimé, je veux rire, et mon rire éclate en sanglots !
Je veux chanter et mon chant s’élève en plainte !
Le désespoir, comme un incendie, me brûle et me consume !
Et mes larmes ne sont plus que des larmes de sang !...
Traduit du vietnamien par Tran Van Tung
In, « Poésies d’Extrême-Orient »
Editions Grasset, 1945