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Le bar à poèmes
23 août 2024

Ludovic Janvier (1934 – 2016) : Vers l’intouchable

©Louis Monier/Rue des Archives

Vers l’intouchable


D’UN SOURIRE


On prend le temps de respirer toute la dormeuse

mais sur une passante on se retourne déchiré

d’un seul coup par ce sourire imprévisible

surgi d’enfance en souvenir d’on ne sait quoi

un sourire venu à fleur et resté comme une ombre

offerte et retirée à tous les promeneurs


depuis que tu marches et te souviens tu cherches

l’ange oublié l’ange apparu de bouche en bouche

le chiffre des visages aimés dont la caresse

à la musique douloureuse est brusquement parue

et repartie s enfouir à jamais dans l ’allure

ayant cité ce mystérieux sourire d ’autrefois


A PEINE

Je bouge à peine que tu tombes

Tombes à la lenteur dedans

lenteur dedans venue à fleur de peau

à fleur de peau courue par l’oubli

l’oubli en toi qui t’ouvre et qui t’achève

t’achève en cri à peine si je bouge.

 

VOYAGE AU RIEN


Une caresse l’évanouit

une caresse la rassemble


elle tremble au fil de la peau

elle naît de son ventre ouvert


elle descend par le silence

elle remonte par le cri


elle guette au bord du sanglot

l’infini qui la précipite


un éclair étreint la douceur

dehors et la douceur dedans


corps aveugle elle est de retour

par le frisson mémoire brusque


A LA V IO L E N T E


A la violente qui voyage à l ’intérieur du cri

à l ’aspirée qui veut partir en sanglots grande ouverte

à la gourmande soulevée par le goût de mourir

à la juteuse couleur chair allongée sur ma langue

à l’éblouie qui va et vient en marge du sommeil

à la dormeuse douce amère en allée vers l’oubli

 

TOUT FAIT PLEURER

On s’est départagés dans un silence de soupirs

chacun retourne au savoir sous la peau

à l’absence de tous les jours

enfant puni jusqu’à la prochaine fois

toi souriant de loin

quant à moi

un ange passe qui me mélange

à la vague envie de pleurer

nos jus sentent la mer on est presque à Venise

un soir d’octobre comme aujourd’hui

la voix dans la voix de Baffo qui regrette

tutto fá da pianzer fuorché l’andar in mona

 

L’ÉTENDUE

 

Étendue vive sous la lampe

elle se ferme peu à peu

avec les gestes du sommeil

elle gagne le fond de l’eau

pour un silence de caillou

rire englouti grande vaincue

dormeuse offerte à la mémoire

LEVÉE DE NOUS

 

Levée de nous tu quittes la chaleur

où nous étions couchés à nous tenir

d’une enjambée tu donnes à voir et tu reprends

offrant le clair de toi offrant le sombre

emportés par ton allure mais suspendus

avec l’odeur qui m’abandonne pour te suivre

nue à quatre pas de l’instant qui tremble

tu poses en équilibre entre le monde et moi

souriante à caresser du geste le regret

et penche-toi c’est ça que je désespère

un peu plus de te voir là qui recommences

en essayant sur moi le pouvoir d’apparaître

LA PRÉFÉRÉE

 

Parente du sommeil j’aime la jambe

que tu me laisses en travers du cœur

mémoire lourde en attendant

femme si lente à revenir

du voyage immobile en toi

 

être toi qui tombes au silence

être toi pour l’extase d’eau

être toi pour la nuit d’éclats

être toi qui jonches le temps

être toi la préférée du verbe être

DE RETOUR


C’était violent comme le nerf

qui déchire enfin l’épaisseur


c’était cruel comme la soie

suspendu comme un ange passe


c’était profond comme dormir

c’était lourd comme le regret

 

comme une musique affamée

qui vous branle jusqu’au chagrin


comme une eau lente qui diffuse

à travers les cris de la soif


comme un silence d’après nuit

qui remonte le cours du sang


on retombe à l’envers du ciel

on provient de soi tout sourire

VERS L’INTOUCHAB LE

Quelqu’un les yeux fermés criait à la renverse

en s’échappant de toi qui nous reviens par le sourire

mais que je bouge il se réveille il crie encore

en direction de l’ombre où tu respires soulevée

 

puis impatiente hors de nous tu m’abandonnes

prisonnier dans ton odeur et dans tes jambes

et tu repars pour la chute à l’intérieur et tu te jettes

à la rumeur liquide au fond de toi qui m’oubliera

 

l’un contre l’autre on va tomber on tombe dans gémir

mais si je m’offre à cette lueur qui est un fruit

tu te tournes vers l’intouchable en passant par la nuit

entièrement là dès l’invasion sous les paupières

 

BLANCHE DE TOI

De culbuter le pain nous affligions la Sainte Vierge

encore un peu elle pleurait rien qu’à nous voir laisser

en partant la miche à l’envers sur la table

dessus le clair dessous exhibant la farine


mais toi blanche de toi qui te renverses toute nue

douce à la main douce à la langue qu’en dis-tu

culbutée sur les draps tirés comme une nappe

quel ange irait pleurer de voir ton ventre fine fleur

 

FIGURE ENFOUIE
 

Posant la joue contre l’orage sous la peau

chacun lesté du goût de l’autre au bout des doigts

qu’on longe par sa hanche à la douceur de dune

lisse l’enfant trouvé en route vers l’oubli

logeant dans le parfum robe longue impalpable


le sourire est cette soie lente qui se fend

lorsque vidant tout le silence dans gémir

pour toucher l’ombre au fond du cri qui nous soulève

chacun mange l’adieu à même la chaleur

cherchant cette figure enfouie jamais atteinte

 

Revue Po&sie, N°54

Belin éditeur, 1990

Du même auteur :

J’hésite (16/07/2020)

Femmes qui passent (24/08/2021)

Dans le jardin de Brambilla (24/08/2022)

« On quittera toujours la mer... » (23/08/2023)

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