Ludovic Janvier (1934 – 2016) : Vers l’intouchable
©Louis Monier/Rue des Archives
Vers l’intouchable
D’UN SOURIRE
On prend le temps de respirer toute la dormeuse
mais sur une passante on se retourne déchiré
d’un seul coup par ce sourire imprévisible
surgi d’enfance en souvenir d’on ne sait quoi
un sourire venu à fleur et resté comme une ombre
offerte et retirée à tous les promeneurs
depuis que tu marches et te souviens tu cherches
l’ange oublié l’ange apparu de bouche en bouche
le chiffre des visages aimés dont la caresse
à la musique douloureuse est brusquement parue
et repartie s enfouir à jamais dans l ’allure
ayant cité ce mystérieux sourire d ’autrefois
A PEINE
Je bouge à peine que tu tombes
Tombes à la lenteur dedans
lenteur dedans venue à fleur de peau
à fleur de peau courue par l’oubli
l’oubli en toi qui t’ouvre et qui t’achève
t’achève en cri à peine si je bouge.
VOYAGE AU RIEN
Une caresse l’évanouit
une caresse la rassemble
elle tremble au fil de la peau
elle naît de son ventre ouvert
elle descend par le silence
elle remonte par le cri
elle guette au bord du sanglot
l’infini qui la précipite
un éclair étreint la douceur
dehors et la douceur dedans
corps aveugle elle est de retour
par le frisson mémoire brusque
A LA V IO L E N T E
A la violente qui voyage à l ’intérieur du cri
à l ’aspirée qui veut partir en sanglots grande ouverte
à la gourmande soulevée par le goût de mourir
à la juteuse couleur chair allongée sur ma langue
à l’éblouie qui va et vient en marge du sommeil
à la dormeuse douce amère en allée vers l’oubli
TOUT FAIT PLEURER
On s’est départagés dans un silence de soupirs
chacun retourne au savoir sous la peau
à l’absence de tous les jours
enfant puni jusqu’à la prochaine fois
toi souriant de loin
quant à moi
un ange passe qui me mélange
à la vague envie de pleurer
nos jus sentent la mer on est presque à Venise
un soir d’octobre comme aujourd’hui
la voix dans la voix de Baffo qui regrette
tutto fá da pianzer fuorché l’andar in mona
L’ÉTENDUE
Étendue vive sous la lampe
elle se ferme peu à peu
avec les gestes du sommeil
elle gagne le fond de l’eau
pour un silence de caillou
rire englouti grande vaincue
dormeuse offerte à la mémoire
LEVÉE DE NOUS
Levée de nous tu quittes la chaleur
où nous étions couchés à nous tenir
d’une enjambée tu donnes à voir et tu reprends
offrant le clair de toi offrant le sombre
emportés par ton allure mais suspendus
avec l’odeur qui m’abandonne pour te suivre
nue à quatre pas de l’instant qui tremble
tu poses en équilibre entre le monde et moi
souriante à caresser du geste le regret
et penche-toi c’est ça que je désespère
un peu plus de te voir là qui recommences
en essayant sur moi le pouvoir d’apparaître
LA PRÉFÉRÉE
Parente du sommeil j’aime la jambe
que tu me laisses en travers du cœur
mémoire lourde en attendant
femme si lente à revenir
du voyage immobile en toi
être toi qui tombes au silence
être toi pour l’extase d’eau
être toi pour la nuit d’éclats
être toi qui jonches le temps
être toi la préférée du verbe être
DE RETOUR
C’était violent comme le nerf
qui déchire enfin l’épaisseur
c’était cruel comme la soie
suspendu comme un ange passe
c’était profond comme dormir
c’était lourd comme le regret
comme une musique affamée
qui vous branle jusqu’au chagrin
comme une eau lente qui diffuse
à travers les cris de la soif
comme un silence d’après nuit
qui remonte le cours du sang
on retombe à l’envers du ciel
on provient de soi tout sourire
VERS L’INTOUCHAB LE
Quelqu’un les yeux fermés criait à la renverse
en s’échappant de toi qui nous reviens par le sourire
mais que je bouge il se réveille il crie encore
en direction de l’ombre où tu respires soulevée
puis impatiente hors de nous tu m’abandonnes
prisonnier dans ton odeur et dans tes jambes
et tu repars pour la chute à l’intérieur et tu te jettes
à la rumeur liquide au fond de toi qui m’oubliera
l’un contre l’autre on va tomber on tombe dans gémir
mais si je m’offre à cette lueur qui est un fruit
tu te tournes vers l’intouchable en passant par la nuit
entièrement là dès l’invasion sous les paupières
BLANCHE DE TOI
De culbuter le pain nous affligions la Sainte Vierge
encore un peu elle pleurait rien qu’à nous voir laisser
en partant la miche à l’envers sur la table
dessus le clair dessous exhibant la farine
mais toi blanche de toi qui te renverses toute nue
douce à la main douce à la langue qu’en dis-tu
culbutée sur les draps tirés comme une nappe
quel ange irait pleurer de voir ton ventre fine fleur
FIGURE ENFOUIE
Posant la joue contre l’orage sous la peau
chacun lesté du goût de l’autre au bout des doigts
qu’on longe par sa hanche à la douceur de dune
lisse l’enfant trouvé en route vers l’oubli
logeant dans le parfum robe longue impalpable
le sourire est cette soie lente qui se fend
lorsque vidant tout le silence dans gémir
pour toucher l’ombre au fond du cri qui nous soulève
chacun mange l’adieu à même la chaleur
cherchant cette figure enfouie jamais atteinte
Revue Po&sie, N°54
Belin éditeur, 1990
Du même auteur :
J’hésite (16/07/2020)
Femmes qui passent (24/08/2021)
Dans le jardin de Brambilla (24/08/2022)
« On quittera toujours la mer... » (23/08/2023)