Avrom Sutzkever (1913 - 2010) / אַבֿרהם סוצקעווער : « Mon souffle ma malédiction... »
Mon souffle ma malédiction
tout instant me rend plus orphelin
orphelin que moi-même je façonne
avec des doigts que je frissonne de regarder
dans la nuit la plus noire.
Sur la chaussée du ghetto en bringuebalant
est passée une charrette remplie de chaussures
encore chaudes des pieds qui les avaient portées
cadeau effroyable des exterminés et j’ai
reconnu de ma mère la chaussure éculée
à la bouche béante ourlée de lèvres ensanglantées.
Courant derrière le convoi j’ai crié
je veux être offrande à ton amour
tomber à genoux et baiser
la poussière de ta chaussure frémissante
et la sacrer phylactère sur mon front
en prononçant ton nom.
Toutes les chaussures dans le brouillard des larmes
sont devenues chaussures de ma mère.
Et ma main tendue est retombée inerte
se refermant comme sur le vide du rêve.
Depuis ma conscience est une chaussure tordue.
Et je lui adresse ma prière comme autrefois à Dieu
prière et lamentation et attente
de nouvelles afflictions.
Et mon poème n’est plus qu’un hurlement
une corde arrachée au corps d’un autre
qui vibre à jamais pour personne.
Je suis seul.
Seul avec mes trente années — fosse où pourrissent
ce qui jadis avait pour nom
père
mère
enfant.
Ghetto de Vilna, juillet 1943
Traduit du yiddish par Rachel Ertel
Revue Po&sie, N°70
Belin éditeur, 1994
Du même auteur :
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