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Le bar à poèmes
18 juillet 2024

Mamé Alan, épopée kurde (14ème siècle) : La fontaine de Qastal (1)

 

La fontaine de Qastal (1)

 

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Mam cria : « Holà ! Par mes yeux ! Je suis Mam, tu es Zin,

Je suis le fils du Prince d’Occident ; tu es la fille de Mir Zangin,

Je suis le chef de quinze-cents jeunes Kurdes ; tu es la maîtresse de quarante et

     une servantes à la ceinture dorée.

Je possède un sabre de Lahore ; et toi, des amulettes d’or ciselées.

Voilà six mois que tu causes mon tourment et celui de mon coursier.

Pour toi, j’ai laissé sans soutien ma vieille mère et mon père, et mes oncles

     chenus ; à cause de toi, ils dépérissent de chagrin, désespérant de jamais

     me revoir.

Or, il ne te souvient même pas des promesses que nous échangeâmes d’un lit à

     l’autre.

Pourquoi accueilles-tu mon salut avec froideur ?

Serait-ce que tu me dédaignes depuis ton retour ?

As-tu l’intention de m’effrayer avec les bandits de Djézira Botân ?

Je t’en supplie, approche, ne me vois-tu pas, ne vois-tu pas mon cheval ?

Ecarte un instant le voile qui qui dissimule tes yeux noirs.

Montre-moi ton visage candide.

Réponds à chacune des questions que je te pose depuis une heure,

Et si tu ne veux aller aussi loin, calme du moins par deux mots mon cœur

     blessé.

Tel un médecin savant, lave mes blessures avec le regard de tes yeux, fais-les

     se refermer avec tes paroles,

Au nom de la nostalgie que nous gardons de cette nuit lointaine, chasse tous

     mes regrets ? »

*

« Mamo, je suis follement amoureuse de ton corps pareil à la tige d’une jeune

     pousse de basilic,

Sans nœuds ni rameaux ; il est le remède, le baume propre à guérir mon mal.

Mon cœur est la proie éternelle de la douleur.

Comment n’ouvrirais-je pas mon cœur pour te parler ?

Mais, retourne-toi, regarde Djézir, vois combien de gens nous contemplent !

Les malandrins de la ville n’ont d’autre occupation que d’imaginer des ruses

     perfides.

Du matin au soir, ils vont, disant : « Mon Dieu, envoie-nous quelque mauvaise

     affaire, quelque querelle. »

Ils disent : « Mon Dieu si seulement ce jeune étranger parlait à nos filles de

     Djézir, ou mettait pied à terre auprès d’elles. »

Tous sont déjà prêts. Ils ont déjà la main sur leurs sabres.

Regarde leurs cimeterres : ils les ont tirés de quatre doigts hors du fourreau !

Je ne suis pas aveugle ; je n’ôterai pas mon voile en présence de ces filles.

Par Dieu ! Par Dieu ! Si je l’écartais seulement de mes yeux toute la ville

     accourrait,

On nous criblerait de coups de sabre.

Ne sais-tu pas que trois partis divisent la ville ?

Par notre faute, les gens se jetteront les uns sur les autres, comme des loups se

     disputant un cadavre étendu sur le sol.

Des fleuves de sang couleront.

On entendra tout autour de la Fontaine de Qastal le cliquetis de sabres et des

     bosses de rondaches.

Je ne me soucie pas de ma vie, je méprise cette foule,

Mais les gens diront : « C’est pitié du roi des Kurdes, Mamé Alan,

Qui pour une catin, mourut au pays de Djézir sans laisse d’héritiers ! »

Ecoute-moi, fais faire volte-face à ta monture et retourne tranquillement au

     logis de Hassan, de Tchako, et de Qaratâdjin,

Après Dieu ils sont les seuls capables de trouver un remède à mes maux et aux

     tiens. »

*

Mam dit : « O Zin, je me demande si tu me dis la vérité ou si tu mens.

Tu es semblable à une jument de race, aux étriers d’or.

Un brasier immense brûle en moi, la fumée m’en sort par la bouche, ne le

     vois-tu donc pas ?

Pourtant, tu ne penses pas à te tourner vers moi ; à me dire : « Pauvre cœur

     blessé ! »

Si tu voulais, tu pourrais éteindre à l’instant le feu qui me consume le cœur et

     les entrailles.

Ote le voile qui cache tes yeux noirs et ton front candide,

Où que tu ailles, tu restes ma fiancée ; tu ne pourras jamais quitter la bague que

     tu portes au doigt.

Si tu refuses de faire ce que je te demande, tu me ridiculiseras devant les douze

     cents filles de Djézir,

Tu feras de ton hôte d’une nuit, de Mamé Alan, cavalier de Bozé Rawan, la

     risée du monde.

Viens, écoute-moi, écarte le coin de ton voile,

Et fais apparaître pour mon plaisir tes yeux noirs et ton front pur.

Viens au bord de la fontaine, tire de ta ceinture la coupe d’argent,

Emplis-la de l’eau des Roses, et place-toi devant le poitrail de mon coursier ;

Tes yeux devant les miens, tends-moi la coupe de la main droite,

Répands de l’eau sur moi, comble les vœux que j’ai formés, pauvre étranger,

Tu éteindras aussitôt le feu qui me consume. »

 

 

Traduit du kurde par Roger Lescot

In, « Textes kurdes. II »

Institut Français, Beyrouth, 1942

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