Mamé Alan, épopée kurde (14ème siècle) : La fontaine de Qastal (1)
La fontaine de Qastal (1)
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Mam cria : « Holà ! Par mes yeux ! Je suis Mam, tu es Zin,
Je suis le fils du Prince d’Occident ; tu es la fille de Mir Zangin,
Je suis le chef de quinze-cents jeunes Kurdes ; tu es la maîtresse de quarante et
une servantes à la ceinture dorée.
Je possède un sabre de Lahore ; et toi, des amulettes d’or ciselées.
Voilà six mois que tu causes mon tourment et celui de mon coursier.
Pour toi, j’ai laissé sans soutien ma vieille mère et mon père, et mes oncles
chenus ; à cause de toi, ils dépérissent de chagrin, désespérant de jamais
me revoir.
Or, il ne te souvient même pas des promesses que nous échangeâmes d’un lit à
l’autre.
Pourquoi accueilles-tu mon salut avec froideur ?
Serait-ce que tu me dédaignes depuis ton retour ?
As-tu l’intention de m’effrayer avec les bandits de Djézira Botân ?
Je t’en supplie, approche, ne me vois-tu pas, ne vois-tu pas mon cheval ?
Ecarte un instant le voile qui qui dissimule tes yeux noirs.
Montre-moi ton visage candide.
Réponds à chacune des questions que je te pose depuis une heure,
Et si tu ne veux aller aussi loin, calme du moins par deux mots mon cœur
blessé.
Tel un médecin savant, lave mes blessures avec le regard de tes yeux, fais-les
se refermer avec tes paroles,
Au nom de la nostalgie que nous gardons de cette nuit lointaine, chasse tous
mes regrets ? »
*
« Mamo, je suis follement amoureuse de ton corps pareil à la tige d’une jeune
pousse de basilic,
Sans nœuds ni rameaux ; il est le remède, le baume propre à guérir mon mal.
Mon cœur est la proie éternelle de la douleur.
Comment n’ouvrirais-je pas mon cœur pour te parler ?
Mais, retourne-toi, regarde Djézir, vois combien de gens nous contemplent !
Les malandrins de la ville n’ont d’autre occupation que d’imaginer des ruses
perfides.
Du matin au soir, ils vont, disant : « Mon Dieu, envoie-nous quelque mauvaise
affaire, quelque querelle. »
Ils disent : « Mon Dieu si seulement ce jeune étranger parlait à nos filles de
Djézir, ou mettait pied à terre auprès d’elles. »
Tous sont déjà prêts. Ils ont déjà la main sur leurs sabres.
Regarde leurs cimeterres : ils les ont tirés de quatre doigts hors du fourreau !
Je ne suis pas aveugle ; je n’ôterai pas mon voile en présence de ces filles.
Par Dieu ! Par Dieu ! Si je l’écartais seulement de mes yeux toute la ville
accourrait,
On nous criblerait de coups de sabre.
Ne sais-tu pas que trois partis divisent la ville ?
Par notre faute, les gens se jetteront les uns sur les autres, comme des loups se
disputant un cadavre étendu sur le sol.
Des fleuves de sang couleront.
On entendra tout autour de la Fontaine de Qastal le cliquetis de sabres et des
bosses de rondaches.
Je ne me soucie pas de ma vie, je méprise cette foule,
Mais les gens diront : « C’est pitié du roi des Kurdes, Mamé Alan,
Qui pour une catin, mourut au pays de Djézir sans laisse d’héritiers ! »
Ecoute-moi, fais faire volte-face à ta monture et retourne tranquillement au
logis de Hassan, de Tchako, et de Qaratâdjin,
Après Dieu ils sont les seuls capables de trouver un remède à mes maux et aux
tiens. »
*
Mam dit : « O Zin, je me demande si tu me dis la vérité ou si tu mens.
Tu es semblable à une jument de race, aux étriers d’or.
Un brasier immense brûle en moi, la fumée m’en sort par la bouche, ne le
vois-tu donc pas ?
Pourtant, tu ne penses pas à te tourner vers moi ; à me dire : « Pauvre cœur
blessé ! »
Si tu voulais, tu pourrais éteindre à l’instant le feu qui me consume le cœur et
les entrailles.
Ote le voile qui cache tes yeux noirs et ton front candide,
Où que tu ailles, tu restes ma fiancée ; tu ne pourras jamais quitter la bague que
tu portes au doigt.
Si tu refuses de faire ce que je te demande, tu me ridiculiseras devant les douze
cents filles de Djézir,
Tu feras de ton hôte d’une nuit, de Mamé Alan, cavalier de Bozé Rawan, la
risée du monde.
Viens, écoute-moi, écarte le coin de ton voile,
Et fais apparaître pour mon plaisir tes yeux noirs et ton front pur.
Viens au bord de la fontaine, tire de ta ceinture la coupe d’argent,
Emplis-la de l’eau des Roses, et place-toi devant le poitrail de mon coursier ;
Tes yeux devant les miens, tends-moi la coupe de la main droite,
Répands de l’eau sur moi, comble les vœux que j’ai formés, pauvre étranger,
Tu éteindras aussitôt le feu qui me consume. »
Traduit du kurde par Roger Lescot
In, « Textes kurdes. II »
Institut Français, Beyrouth, 1942