Léopold Sédar Senghor (1906 – 2011) : Chants d'ombre (II)
Chants d’ombre (II)
LE MESSAGE
Ils m’ont dépêché un courrier rapide.
Et il a traversé la violence des fleuves ; dans les rizières basses, il enfonçait
jusqu’au nombril.
C’est dire que leur message était urgent.
J’ai laissé le repas fumant et le soin de nombreux litiges.
Un pagne, je n’ai rien emporté pour les matins de rosée.
Pour viatique, des paroles de paix blanches à m’ouvrir toute route.
J’ai traversé, moi aussi, des fleuves et des forêts d’embûches vierges
D’où pendaient des lianes plus perfides que serpents
J’ai traversé des peuples qui vous décochaient un salut empoisonné.
Mais je ne perdais pas le signe de reconnaissance
Et veillaient les Esprits sur la vie de mes narines.
J’ai reconnu les cendres des anciens bivacs et les hôtes héréditaires.
Nous avons échangé de longs discours sous les kaïcédrats
Nous avons échangé les présents rituels.
Et j’arrivai à Elissa, nid de faucons défiant la superbe des Conquérants.
J’ai revu l’antique demeure sur la colline, un village aux longs cils baissés.
Au Gardien du Sang j’ai récité le long message
Les épizooties le commerce ruiné, les chasses quadrillées la décence
bourgeoise
Et les mépris sans graisse dont se gonflent les ventres des captifs.
Le Prince a répondu. Voici l’empreinte exacte de son discours
« Enfants à tête courte, que vous ont chanté les kôras ?
Vous déclinez la rose, m’a-t-on dit, et vos ancêtres les Gaulois.
Vous êtes docteurs en Sorbonne, bedonnants de diplômes.
Vous amassez des feuilles de papier – si seulement des louis d’or à compter
sous la lampe, comme feu ton père aux doigts tenaces!
Vos filles, m’a-t-on dit, se peignent le visage comme des courtisanes
Elles se casquent pour l’union libre et éclaircir la race!
Êtes-vous plus heureux ? Quelque trompette à wa-wa-wâ
Et vous pleurez aux soirs-là-bas de grands feux et de sang.
Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée?
Allez à Mbissel à Fa’oy ; récitez le chapelet de sanctuaires qui ont jalonné la
Grande Voie
Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de croix et de gloire.
Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang !
Plus beaux que des rôniers sont les Morts d’Élissa ; minces étaient les désirs de
leur ventre.
Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur lance loyale.
Ils n’amassaient pas de chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées.
Leurs troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs demeures à l’ombre
divine des ficus
Et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants.
Voix du Sang ! Pensées à remâcher !
Les Conquérants salueront votre démarche, vos enfants seront la couronne
blanche de votre tête. »
J’ai entendu la Parole du Prince.
Héraut de la Bonne Nouvelle, voici sa récade d’ivoire.
POUR EMMA PAYELLEVILLE
L’INFIRMIERE
EMMA PAYELLEVILLE
Ton nom brisera les images poudreuses des gouverneurs.
Toi la si faible et frêle jeune fille
Tu rompis les remparts décrétés entre toi et nous, les faubourgs indigènes.
Ignorante de la technique des bureaux, sans livre sans dictionnaire
Sans interprète aigu, tes yeux surent percer l’épaisseur des remparts
Tes yeux le mystère lourd des corps noirs
Tes yeux pour leurs seuls yeux transparents de pure eau
Tes mains, sous la douceur charnelle des corps noirs
Fraternelle douceur pour toi seule
Tes mains découvrir, tes mains extirper les nœuds de leurs misères
Que des génies hostiles séculairement n’avaient pu faire si durs.
Toi couleur de lait et d’enfant.
Ton nom brisera les bronzes poudreux des gouverneurs
Sous ton visage lumineux, au carrefour des cœurs noirs
Gardé jalousement par les ténèbres fidèles de leur mémoire noire.
NEIGE SUR PARIS
Seigneur, vous avez visité Paris par ce jour de votre naissance
Parce qu’il devenait mesquin et mauvais
Vous l’avez purifié par le froid incorruptible
Par la mort blanche.
Ce matin, jusqu’aux cheminées d’usines qui chantent à l’unisson
Arborant des draps blancs
- « Paix aux Hommes de bonne volonté! »
Seigneur, vous avez proposé la neige de votre Paix au monde divisé à l’Europe
divisée
A l’Espagne déchirée
Et le Rebelle juif et catholique a tiré ses mille quatre cents canons contre les
montagnes de votre Paix.
Seigneur, j’ai accepté votre froid blanc qui brûle plus que le sel.
Voici que mon cœur fond comme neige sous le soleil.
J’oublie
Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui croulèrent les empires
Les mains qui flagellèrent les esclaves, qui vous flagellèrent
Les mains blanches poudreuses qui vous giflèrent, les mains peintes poudrées
qui m’ont giflé
Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude à la haine
Les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique,
au centre de l’Afrique
Droits et durs, les Saras beaux comme les premiers hommes qui sortirent de
vos mains brunes.
Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses de chemin de fer
Elles abattirent les forêts d’Afrique pour sauver la Civilisation, parce qu’on
manquait de matière première humaine.
Seigneur, je ne sortirai pas ma réserve de haine, je le sais, pour les diplomates
qui montrent leurs canines longues
Et qui demain troqueront la chair noire.
Mon cœur, Seigneur, s’est fondu comme neige sur les toits de Paris
Au soleil de votre douceur.
Il est doux à mes ennemis, à mes frères aux mains blanches sans neige
A cause aussi des mains de rosée, le soir, le long de mes joues brûlantes.
PRIERE AUX MASQUES
Masques ! Ô Masques !
Masque noir masque rouge, vous masques blanc-et-noir
Masques aux quatre points d’où souffle l’Esprit
Je vous salue dans le silence!
Et pas toi le dernier, Ancêtre à tête de lion
Vous gardez ce lieu forclos à tout rire de femme, à tout sourire qui se fane
Vous distillez cet air d’éternité où je respire l’air de mes Pères.
Masques aux visages sans masque, dépouillés de toute fossette comme de toute
ride
Qui avez composé ce portrait, ce visage mien penché sur l’autel de papier blanc
A votre image, écoutez-moi !
Voici que meurt l’Afrique des empires – c’est l’agonie d’une princesse
pitoyable
Et aussi l’Europe à qui nous sommes liés par le nombril.
Fixez vos yeux immuables sur vos enfants que l’on commande
Qui donnent leur vie comme le pauvre son dernier vêtement.
Que nous répondions présents à la renaissance du Monde
Ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche.
Car qui apprendrait le rythme au monde défunt des machines et des canons ?
Qui pousserait le cri de joie pour réveiller morts et orphelins à l’aurore ?
Dites, qui rendrait la mémoire de vie à l’homme aux espoirs éventrés ?
Ils nous disent les hommes du coton du café de l’huile
Ils nous disent les hommes de la mort.
Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en
frappant le sol dur.
LE TOTEM
Il me faut le cacher au plus intime de mes veines
L’Ancêtre à la peau d’orage sillonnée d’éclairs et de foudre
Mon animal gardien, il me faut le cacher
Que je ne rompe le barrage des scandales.
Il est mon sang fidèle qui requiert fidélité
Protégeant mon orgueil nu contre
Moi-même et la superbe des races heureuses …
NDÉESSÉ ou « BLUES »
Le Printemps charriait des glaçons sur tous mes torrents débandés
Ma jeune sève jaillissait aux premières caresses sur l’écorce tendre.
Voilà cependant qu’au cœur de Juillet, je suis plus aveugle qu’Hiver au pôle.
Mes ailes battent et se blessent aux barreaux du ciel bas
Nul rayon ne traverse cette voûte sourde de mon ennui.
Quel signe retrouver ? Quelle clef de coups frapper ?
Et comment atteindre le dieu aux javelines lointaines ?
Eté royal du Sud là-bas, tu arriveras oui trop tard en un Septembre agonisant !
Dans quel livre trouver la ferveur de ta réverbération ?
Et sur quelles pages de quel livre, de quelles lèvres impossibles ton amour
délirant ?
Me lasse mon impatiente attente. Oh ! le bruit de la pluie sur les feuilles
monotones !
Joue-moi la seule « Solitude », Duke, que je pleure jusqu’au sommeil.
A LA MORT
Tu m'as assailli encore cette nuit
Cette nuit sans clair de lune au bord de la mare perfide, panthère
Décochée de l'arc d'une branche.
Ah ! le feu de tes griffes dans mes reins et l'angoisse
Qui fait crier à minuit jusqu'aux doigts de mes pieds tremblants prisonniers.
Ô Mort jamais familière, trois fois visiteuse, je me rappelle
Ma course après la vie comme après un lourd fruit qui roule sous un rônier
l'enfant
- Un second régime soudain sur le dos l'aplatit au sol.
Mort redoutable, qui fais fuir plus vite que le guerrier sept fois autour de la
Ville aux sept portes
Vois-moi dans la force de l'âge et du désir et du vouloir
Quand voici déjà l'hiver, les pluies rhumatismales et tes griffes profondes.
N'as-tu pas senti la force de mes reins, de mon vouloir musculeux?
Je sais que l'Hiver s'illuminera d'un long jour printanier
Que l'odeur de la terre montera m'enivrer plus fort que le parfum des fleurs
Que la Terre tendra ses seins durs pour frémir sous les caresses du Vainqueur
Que je bondirai comme l'Annonciateur, que je manifesterai l'Afrique comme le
sculpteur de masques au regard intense
Que reviendra sur l'herbe, mêlant sa voix grave au chœur de l'aube
La femme visage noir et tête fauve, qui partit sans un mot ébauché ni d'elle ni
de moi
Un jour d'hiver lumineux en Île-de-France.
LIBERATION
Les torrents de mon sang sifflaient le long des berges de ma cellule.
C'était pendant des nuits et des jours plus solitaires que la nuit.
Sous les coups de bélier, tenaces étaient les digues et les murs d'un poids
perfide.
J'étais là, me cognant la tête comme le désespoir d'un enfant nerveux.
J'ai dit paix à mon âme sur un signe de l'Ange mon guide
Mais quelle lutte sans masseur, dont j'ai tout le corps moulu !
Avec une patience paysanne, j'ai travaillé à la lime des dix-sept heures d'été
Quand il faut serrer la récolte et que menace le temps grondant.
L'autre matin – j'ai perdu la mémoire des jours et des sous-préfectures
J'ai senti sur ma joue le lait frais de la vérité.
Il faisait encore nuit dehors, et pas une étoile à la ferme la plus perdue.
Me baignaient l'aube peu à peu et le vert tendre du gazon mouillé d'une
douceur point menteuse.
Levant mon regard au delà du soleil, à l'Est
Je vis poindre les étoiles et entendis le cantique de paix.
Et libéré de ma prison, je regrettais déjà le pain bis et le bas-flanc des
insomnies.
Chants d’ombre
Editions du Seuil, 1945
Du même auteur :
Prière pour la paix (13/07/2014)
L’Absente (13/0720/15)
Ndessé (13/07/2016)
Elégie des eaux (13/07/2017)
Chant du printemps (13/07/2018)
Chants d'ombre I (13/07/2019)
Chants pour Signare (13/07/2020)
Le retour de l’enfant prodigue (13/07/2021)
Elégie de minuit13/07/2023)
Elégie des saudades (13/07/2024)