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Le bar à poèmes
13 juillet 2022

Léopold Sédar Senghor (1906 – 2011) : Chants d'ombre (II)

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Chants d’ombre (II)

 

LE MESSAGE

 

Ils m’ont dépêché un courrier rapide.

Et il a traversé la violence des fleuves ; dans les rizières basses, il enfonçait

     jusqu’au nombril.

C’est dire que leur message était urgent.

J’ai laissé le repas fumant et le soin de nombreux litiges.

Un pagne, je n’ai rien emporté pour les matins de rosée.

Pour viatique, des paroles de paix blanches à m’ouvrir toute route.

J’ai traversé, moi aussi, des fleuves et des forêts d’embûches vierges

D’où pendaient des lianes plus perfides que serpents

J’ai traversé des peuples qui vous décochaient un salut empoisonné.

Mais je ne perdais pas le signe de reconnaissance

Et veillaient les Esprits sur la vie de mes narines.

J’ai reconnu les cendres des anciens bivacs et les hôtes héréditaires.

Nous avons échangé de longs discours sous les kaïcédrats

Nous avons échangé les présents rituels.

Et j’arrivai à Elissa, nid de faucons défiant la superbe des Conquérants.

J’ai revu l’antique demeure sur la colline, un village aux longs cils baissés.

Au Gardien du Sang j’ai récité le long message

Les épizooties le commerce ruiné, les chasses quadrillées la décence

     bourgeoise

Et les mépris sans graisse dont se gonflent les ventres des captifs.

 

Le Prince a répondu. Voici l’empreinte exacte de son discours

« Enfants à tête courte, que vous ont chanté les kôras ?

Vous déclinez la rose, m’a-t-on dit, et vos ancêtres les Gaulois.

Vous êtes docteurs en Sorbonne, bedonnants de diplômes.

Vous amassez des feuilles de papier – si seulement des louis d’or à compter

      sous la lampe, comme feu ton père aux doigts tenaces!

Vos filles, m’a-t-on dit, se peignent le visage comme des courtisanes

Elles se casquent pour l’union libre et éclaircir la race!

Êtes-vous plus heureux ? Quelque trompette à wa-wa-wâ

Et vous pleurez aux soirs-là-bas de grands feux et de sang.

Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée?

Allez à Mbissel à Fa’oy ; récitez le chapelet de sanctuaires qui ont jalonné la

      Grande Voie

Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de croix et de gloire.

Vos Grands Prêtres vous répondront : Voix du Sang !

Plus beaux que des rôniers sont les Morts d’Élissa ; minces étaient les désirs de

      leur ventre.

Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur lance loyale.

Ils n’amassaient pas de chiffons, pas même de guinées à parer leurs poupées.

Leurs troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs demeures à l’ombre

     divine des ficus

Et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants.

Voix du Sang ! Pensées à remâcher !

Les Conquérants salueront votre démarche, vos enfants seront la couronne

      blanche de votre tête. »

 

J’ai entendu la Parole du Prince.

Héraut de la Bonne Nouvelle, voici sa récade d’ivoire.

 

 

POUR EMMA PAYELLEVILLE

L’INFIRMIERE

 

EMMA PAYELLEVILLE

Ton nom brisera les images poudreuses des gouverneurs.

Toi la si faible et frêle jeune fille

Tu rompis les remparts décrétés entre toi et nous, les faubourgs indigènes.

Ignorante de la technique des bureaux, sans livre sans dictionnaire

Sans interprète aigu, tes yeux surent percer l’épaisseur des remparts

Tes yeux le mystère lourd des corps noirs

Tes yeux pour leurs seuls yeux transparents de pure eau

Tes mains, sous la douceur charnelle des corps noirs

Fraternelle douceur pour toi seule

Tes mains découvrir, tes mains extirper les nœuds de leurs misères

Que des génies hostiles séculairement n’avaient pu faire si durs.

Toi couleur de lait et d’enfant.

Ton nom brisera les bronzes poudreux des gouverneurs

Sous ton visage lumineux, au carrefour des cœurs noirs

Gardé jalousement par les ténèbres fidèles de leur mémoire noire.

 

NEIGE SUR PARIS

 

Seigneur, vous avez visité Paris par ce jour de votre naissance

Parce qu’il devenait mesquin et mauvais

Vous l’avez purifié par le froid incorruptible

Par la mort blanche.

Ce matin, jusqu’aux cheminées d’usines qui chantent à l’unisson

Arborant des draps blancs

- « Paix aux Hommes de bonne volonté! »

Seigneur, vous avez proposé la neige de votre Paix au monde divisé à l’Europe

     divisée

A l’Espagne déchirée

Et le Rebelle juif et catholique a tiré ses mille quatre cents canons contre les

     montagnes de votre Paix.

Seigneur, j’ai accepté votre froid blanc qui brûle plus que le sel.

Voici que mon cœur fond comme neige sous le soleil.

J’oublie

Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui croulèrent les empires

Les mains qui flagellèrent les esclaves, qui vous flagellèrent

Les mains blanches poudreuses qui vous giflèrent, les mains peintes poudrées

     qui m’ont giflé

Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude à la haine

Les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique,

     au centre de l’Afrique

Droits et durs, les Saras beaux comme les premiers hommes qui sortirent de

     vos mains brunes.

Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses de chemin de fer

Elles abattirent les forêts d’Afrique pour sauver la Civilisation, parce qu’on

     manquait de matière première humaine.

 

Seigneur, je ne sortirai pas ma réserve de haine, je le sais, pour les diplomates

     qui montrent leurs canines longues

Et qui demain troqueront la chair noire.

Mon cœur, Seigneur, s’est fondu comme neige sur les toits de Paris

Au soleil de votre douceur.

Il est doux à mes ennemis, à mes frères aux mains blanches sans neige

A cause aussi des mains de rosée, le soir, le long de mes joues brûlantes.

 

PRIERE AUX MASQUES

 

Masques ! Ô Masques !

Masque noir masque rouge, vous masques blanc-et-noir

Masques aux quatre points d’où souffle l’Esprit

Je vous salue dans le silence!

Et pas toi le dernier, Ancêtre à tête de lion

Vous gardez ce lieu forclos à tout rire de femme, à tout sourire qui se fane

Vous distillez cet air d’éternité où je respire l’air de mes Pères.

Masques aux visages sans masque, dépouillés de toute fossette comme de toute

     ride

Qui avez composé ce portrait, ce visage mien penché sur l’autel de papier blanc

A votre image, écoutez-moi !

Voici que meurt l’Afrique des empires – c’est l’agonie d’une princesse

     pitoyable

Et aussi l’Europe à qui nous sommes liés par le nombril.

Fixez vos yeux immuables sur vos enfants que l’on commande

Qui donnent leur vie comme le pauvre son dernier vêtement.

Que nous répondions présents à la renaissance du Monde

Ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche.

Car qui apprendrait le rythme au monde défunt des machines et des canons ?

Qui pousserait le cri de joie pour réveiller morts et orphelins à l’aurore ?

Dites, qui rendrait la mémoire de vie à l’homme aux espoirs éventrés ?

Ils nous disent les hommes du coton du café de l’huile

Ils nous disent les hommes de la mort.

Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en

     frappant le sol dur.

 

LE TOTEM

 

Il me faut le cacher au plus intime de mes veines

L’Ancêtre à la peau d’orage sillonnée d’éclairs et de foudre

Mon animal gardien, il me faut le cacher

Que je ne rompe le barrage des scandales.

Il est mon sang fidèle qui requiert fidélité

Protégeant mon orgueil nu contre

Moi-même et la superbe des races heureuses …

 

NDÉESSÉ ou « BLUES »

 

Le Printemps charriait des glaçons sur tous mes torrents débandés

Ma jeune sève jaillissait aux premières caresses sur l’écorce tendre.

Voilà cependant qu’au cœur de Juillet, je suis plus aveugle qu’Hiver au pôle.

Mes ailes battent et se blessent aux barreaux du ciel bas

Nul rayon ne traverse cette voûte sourde de mon ennui.

Quel signe retrouver ? Quelle clef de coups frapper ?

Et comment atteindre le dieu aux javelines lointaines ?

Eté royal du Sud là-bas, tu arriveras oui trop tard en un Septembre agonisant !

Dans quel livre trouver la ferveur de ta réverbération ?

Et sur quelles pages de quel livre, de quelles lèvres impossibles ton amour

     délirant ?

Me lasse mon impatiente attente. Oh ! le bruit de la pluie sur les feuilles

     monotones !

Joue-moi la seule « Solitude », Duke, que je pleure jusqu’au sommeil.

 

A LA MORT

 

Tu m'as assailli encore cette nuit

Cette nuit sans clair de lune au bord de la mare perfide, panthère

Décochée de l'arc d'une branche.

Ah ! le feu de tes griffes dans mes reins et l'angoisse

Qui fait crier à minuit jusqu'aux doigts de mes pieds tremblants prisonniers.

Ô Mort jamais familière, trois fois visiteuse, je me rappelle

Ma course après la vie comme après un lourd fruit qui roule sous un rônier

     l'enfant

- Un second régime soudain sur le dos l'aplatit au sol.

Mort redoutable, qui fais fuir plus vite que le guerrier sept fois autour de la

     Ville aux sept portes

Vois-moi dans la force de l'âge et du désir et du vouloir

Quand voici déjà l'hiver, les pluies rhumatismales et tes griffes profondes.

N'as-tu pas senti la force de mes reins, de mon vouloir musculeux?

Je sais que l'Hiver s'illuminera d'un long jour printanier

Que l'odeur de la terre montera m'enivrer plus fort que le parfum des fleurs

Que la Terre tendra ses seins durs pour frémir sous les caresses du Vainqueur

Que je bondirai comme l'Annonciateur, que je manifesterai l'Afrique comme le

     sculpteur de masques au regard intense

Que reviendra sur l'herbe, mêlant sa voix grave au chœur de l'aube

La femme visage noir et tête fauve, qui partit sans un mot ébauché ni d'elle ni

     de moi

Un jour d'hiver lumineux en Île-de-France.

 

LIBERATION

 

Les torrents de mon sang sifflaient le long des berges de ma cellule.

C'était pendant des nuits et des jours plus solitaires que la nuit.

Sous les coups de bélier, tenaces étaient les digues et les murs d'un poids

     perfide.

J'étais là, me cognant la tête comme le désespoir d'un enfant nerveux.

J'ai dit paix à mon âme sur un signe de l'Ange mon guide

Mais quelle lutte sans masseur, dont j'ai tout le corps moulu !

Avec une patience paysanne, j'ai travaillé à la lime des dix-sept heures d'été

Quand il faut serrer la récolte et que menace le temps grondant.

L'autre matin – j'ai perdu la mémoire des jours et des sous-préfectures

J'ai senti sur ma joue le lait frais de la vérité.

Il faisait encore nuit dehors, et pas une étoile à la ferme la plus perdue.

Me baignaient l'aube peu à peu et le vert tendre du gazon mouillé d'une

     douceur point menteuse.

Levant mon regard au delà du soleil, à l'Est

Je vis poindre les étoiles et entendis le cantique de paix.

Et libéré de ma prison, je regrettais déjà le pain bis et le bas-flanc des

     insomnies.

 

Chants d’ombre

Editions du Seuil, 1945

Du même auteur :

Prière pour la paix (13/07/2014)

L’Absente (13/0720/15)

Ndessé (13/07/2016)

Elégie des eaux (13/07/2017)

Chant du printemps (13/07/2018)

Chants d'ombre I (13/07/2019)

Chants pour Signare (13/07/2020)

Le retour de l’enfant prodigue (13/07/2021)

Elégie de minuit13/07/2023)

Elégie des saudades (13/07/2024)

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