William Cliff (1940 -) : Fausses vacances
© J.Sassier
Fausses vacances
Pour m’exprimer, pour me saisir du langage français,
ce pinceau maladroit entre des mains qui trembleraient
parce qu’on a trop peur de laisser échapper l’essence
qui se joue de nos intentions ou de trahir la langue
et son génie rétif à mes galoches de Wallon,
je veux ce soir dérouler devant mes yeux la chanson
banale de cette journée. Elle s’est commencée
sans vraiment commencer : sur mes tentures délavées
par l’eau trouble du fleuve Temps, un soleil triomphant
faisait danser un excès de matinalité, j’en
eus les yeux trop tôt ouverts, je me tournai sur ma couche
et sur ce faux réveil. Mais à neuf heures quelqu’un touche
à la sonnette de la porte et j’ouvre à un plombier
qui me tient des discours sans que je puisse sur me pieds
mieux me tenir qu’un somnambule, il rit de me voir rire
en pyjama dans le soleil, je suis le point de mire
de toute la rue, il entre, il ferme la porte et voit
la masse de mes désirs blottie dans ce pyjama,
« vêtement d’intérieur pour homme, employé pendant la
toilettes surtout, composé d’une sorte de veste
et d’un large pantalon non boutonné », pour le reste,
voir croquis Larousse pour tous, page cinq cent trente-six,
sans tenir compte du ridicule de ce croquis.
Le plombier monte aux corniches embourbées par la volaille,
raccorde un radiateur au gaz naturel et se taille.
Aujourd’hui pour dîner : asperges, œufs durs et tarte au riz
mais tout d’abord notre Times national, le sac à cris
des vents d’Europe et du Monde, c’est La Libre Belgique
qu’il faut se procurer et absorber car tout s’explique
dans la libre Belgique. Et en route ! Allons saluer
la mer. En cette approche du solstice, elle n’a gré
que de pousser de bien maigres vagues, l’infatigable
mer. Quand sur la douceur sensuelle et grise du sable,
je vois un garçon tout près de sa mère étendu.
Quatorze ans, l’âge des premières forces. Fier d’être nu
sous un soleil qui embellit sa peau, fier de son sexe
fleurissant sur la plaine lisse et calme de son ventre,
il boit la lumière sous les yeux dévorants de sa mère,
sa sœur s’amuse à quelques pas et son père accroupi,
tournant les pages d’un livre, veille sur la famille.
Après les asperges, je prends Balzac et je m’en vais
dans les dunes, il faut marcher, et je me couche et je me mets
nu sur le sable entre deux nuages, une femme passe
non loin de moi elle s’assied et parfois me regarde
m’habiller, me déshabiller aux caprices du vent.
Pas d’inceste aujourd’hui, il fait trop froid décidément,
pas de piquant coït avec notre mère la dune,
j’éviterai le sable sur mes glandes et sur mon gland
et puis, respect pour les enfants qui jouent dans les lagunes.
La pluie tombe sur la plage, je cours me réfugier
dans une cabine où je m’assieds près d’un ouvrier
qui mange à grand bruit ses grandes tartines,
son café boit, puis rote un borborygme en west-flamand,
je réponds « ja, ja » en attendant que le parlement
de la pluie lève sa séance er je reprends la marche
entre les coquillages. Homme trop seul, les yeux s’attachent
sur mon être bizarre promené ce mois de mai
sans femme enceinte où à grossir et sans enfants de lait.
Homo sum
In, « Cahier de poésie N°1 »
Editions Gallimard, 1973
Du même auteur :
Fellations (14/03/2015)
Trajet Namur- Charleville (13/03/2016)
« je croyais que la vie… » (02/12/2017)
Londres (26/03/2019)