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Le bar à poèmes
25 juin 2024

William Cliff (1940 -) : Fausses vacances

© J.Sassier

 

Fausses vacances

 

Pour m’exprimer, pour me saisir du langage français,

ce pinceau maladroit entre des mains qui trembleraient

parce qu’on a trop peur de laisser échapper l’essence

qui se joue de nos intentions ou de trahir la langue 

et son génie rétif à mes galoches de Wallon,

je veux ce soir dérouler devant mes yeux la chanson

banale de cette journée. Elle s’est commencée

sans vraiment commencer : sur mes tentures délavées

par l’eau trouble du fleuve Temps, un soleil triomphant

faisait danser un excès de matinalité, j’en

eus les yeux trop tôt ouverts, je me tournai sur ma couche

et sur ce faux réveil. Mais à neuf heures quelqu’un touche

à la sonnette de la porte et j’ouvre à un plombier

qui me tient des discours sans que je puisse sur me pieds

mieux me tenir qu’un somnambule, il rit de me voir rire

en pyjama dans le soleil, je suis le point de mire

de toute la rue, il entre, il ferme la porte et voit

la masse de mes désirs blottie dans ce pyjama,

« vêtement d’intérieur pour homme, employé pendant la

toilettes surtout, composé d’une sorte de veste

et d’un large pantalon non boutonné », pour le reste,

voir croquis  Larousse pour tous, page cinq cent trente-six,

sans tenir compte du ridicule de ce croquis.

Le plombier monte aux corniches embourbées par la volaille,

raccorde un radiateur au gaz naturel et se taille.

Aujourd’hui pour dîner : asperges, œufs durs et tarte au riz

mais tout d’abord notre Times national, le sac à cris

des vents d’Europe et du Monde, c’est La Libre Belgique

qu’il faut se procurer et absorber car tout s’explique

dans la libre Belgique. Et en route ! Allons saluer

la mer. En cette approche du solstice, elle n’a gré

que de pousser de bien maigres vagues, l’infatigable

mer. Quand sur la douceur sensuelle et grise du sable,

je vois un garçon tout près de sa mère étendu.

Quatorze ans, l’âge des premières forces. Fier d’être nu

sous un soleil qui embellit sa peau, fier de son sexe

fleurissant sur la plaine lisse et calme de son ventre,

il boit la lumière sous les yeux dévorants de sa mère,

sa sœur s’amuse à quelques pas et son père accroupi,

tournant les pages d’un livre, veille sur la famille.

 

Après les asperges, je prends Balzac et je m’en vais

dans les dunes, il faut marcher, et je me couche et je me mets

nu sur le sable entre deux nuages, une femme passe

non loin de moi elle s’assied et parfois me regarde

m’habiller, me déshabiller aux caprices du vent.

Pas d’inceste aujourd’hui, il fait trop froid décidément,

pas de piquant coït avec notre mère la dune,

j’éviterai le sable sur mes glandes et sur mon gland

et puis, respect pour les enfants qui jouent dans les lagunes.

La pluie tombe sur la plage, je cours me réfugier

dans une cabine où je m’assieds près d’un ouvrier

qui mange à grand  bruit ses grandes tartines,

son café boit, puis rote un borborygme en west-flamand,

je réponds « ja, ja » en attendant que le parlement

de la pluie lève sa séance er je reprends la marche

entre les coquillages. Homme trop seul, les yeux s’attachent

sur mon être bizarre promené ce mois de mai

sans femme enceinte où à grossir et sans enfants de lait.

 

Homo sum

In, « Cahier de poésie N°1 »

Editions Gallimard, 1973

Du même auteur :

Fellations (14/03/2015)

Trajet Namur- Charleville (13/03/2016)

« je croyais que la vie… » (02/12/2017)

Londres (26/03/2019)

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