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Le bar à poèmes
5 mars 2022

Gil Jouanard (1937- 2021) : Le chaudron de cuivre de Chardin (II)

gil-jouanard[1]

 

Le chaudron de cuivre de Chardin (II)

 

 

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D’entre le flot herbu des livres

où mon front quête la fraîcheur,

le chant aigrelet d’un oiseau

s’élève doucement

pour affadir le paysage

où la nostalgie déjà passe et repasse

ses doigts de fée pervertie.

 

Des flammes pourtant ne tardent pas à circuler

dans les nervures du bois de la bibliothèque,

où s’accouplent et rivalisent

les noms des chers poètes.

Un peu de vraie chaleur

pour les veines transies des meubles alentour.

Un sentier développe timidement son geste

entre les fleurs du vase,

descend tout doucement de la table,

s’insinue entre les dessins du tapis,

se glisse ente le bas du mur et le parquet,

descend le long de la façade,

évite la circulation, d’une foulée musicale,

rebondit sur un marronnier de l’avenue Trudaine,

se perd pour mes regards dans le chant des moineaux.

Quelque Rameau, un rêve à la française ;

l’ordre règne dans la maison ;

la vraie folie est dans les livres,

froidement alignés pourtant,

autant d’étapes sous les doigts,

autant de chants mêlés dans le bourdonnement épais

et la chaleur du chêne.

 

Je m’assoupis enfin au pied d’un arbre

parmi les moissonneurs au repos

de Brueghel.

 

Et une fois de plus tout peut recommencer :

la réalité monte en odeurs fortes

du journal sur la table,

et s’échappe du courrier fraîchement ouvert

où ma présence est requise instamment.

 

 

 

Eclatée, la forêt ne laisse plus

qu’un chant

au creux tiède des mains,

un grenat au milieu de la pierre rétive,

ne laisse plus

que le trou vide,

éblouissant

du poème ;

 

ne laisse plus que,

défaillante,

une trace luisante

dans la voix ;

 

ne laisse plus qu’un mot

au bord des lèvres,

et qui n’a pas de forme

prononçable :

 

ne laisse plus qu’un goût

qui désormais sera

sur tous nos aliments.

 

 

 

Contre le vent.

Le paysage, recueilli fortement,

pense les yeux qui le refleurissent.

 

Toute l’histoire

mélangée au sang

irrigue jusqu’au geste

de tourner la clef

dans la serrure,

où de pousser la porte

vers le prochain,

l’hypothétique pas.

 

Qu’est-ce qui nous retient ?

Une gerbe de phrases

dont les algues s’accrochent

à nos mouvements.

 

Dehors est un espoir

remis sans cesse

à toujours

plus tard.

 

 

 

Peut-être aurions-nous pu habiter ce sourire,

clair-aigü là-bas, tout au fond de la chambre,

ou bien tout simplement nous rencontrer

à l’aune peu probable de notre mémoire ;

peut-être aurions-nous pu à travers le verger

entendre du soleil la voix précise,

qui nous aurait comme à l’oreille dit :

« je suis le jour, le jour n’est rien que moi ;

le jour n’est rien que cette soif qui me dévore

et qui m’arrache de tels cris,

et de ces cris, dont souffre tout de moi,

vous naissez, vous vivez : la mort n’est pas de mon ressort,

l’ignorer est mon mode de vie ordinaire,

l’ignorer est ce que je peux vous offrir de mieux. »

 

Peut-être aurions-nous pu,

comme à-demi chaque matin on se réveille,

naître dans la chaleur nerveuse de la bogue,

patienter dans le sang de la nuit

jusqu’au jour de grand vent

où notre vérité se dirait nue

parmi les feuilles du versant ;

peut-être aurions-nous pu aller ainsi,

dans le champ magnétique du regard,

jusqu’aux ultimes métairies de la distance,

dormir sur la bure enfumée

d’un de ces soirs où l’automne

tapisse le cerveau de cuir et de chêne.

 

Mais que voulez-vous, nos moyens sont limités,

et les yeux ne disposent pas d’un si grand nombre de couleurs !

Il nous faut bien faire le monde avec ce que nous possédons :

nous n’avons que cette maigre vie

à mettre sous la hache.

 

 

 

Dans l’arbre où la Lune s’éveille,

les regards de l’enfant sont restés cachés.

 

Au fond du puits la vérité croupit verdâtre.

 

Et de mon verre monte le raga,

rouge soleil du sang qui emplit le matin.

 

Et de mon verre monte le soleil,

à travers les frissons de l’air.

 

De la couleur intime de ce coin du soir

s’élève doucement la musique des choses.

 

Pas de révolution sans tout d’abord

cet accord profond avec le coeur vibrant

de la réalité.

 

 

 

Si je m’appelle à la rescousse...

 

Au loin, dans les blés verts,

un remuement se fait ;

la silhouette débusquée

dévale la pente et s’enfuit...

 

Quant aux oiseaux,

leur chant est machinal ;

ce qui ne tourne pas le dos

se laisse traverser

comme l’ombre

de votre propre mort.

 

 

 

Ululement.

L’encre obscurcit lentement le cerveau ;

 

un peu de sens pourtant

perce à travers la nuit des verres :

 

cheminement dans l’épaisseur

où s’engouffre l’ivresse.

 

Mais dure, ne s’efface jamais,

le ululement

venu de l’intraversable forêt des marges.

 

Invisible sentier,

atteint à l’improviste par un mot

isolé,

par un mot sans avenir plus loin

que cette joie brûlée dans un éclair.

 

Fougères et fenouil,

image close aux râpeuses parois :

 

on s’enfonce,

tout doucement, on disparaît ;

 

à la surface

veille, seul,

le cri de la chouette.

 

 

 

Et les corbeaux sur le champ labouré,

noirs sur l’ocre du champ,

luisants et noirs parmi l’odeur de terre humide,

messagers de la langue qui croupit

morte dans les ornières de la mémoire,

 

avec aussi ce que le vent rapporte

des ronces, des écorces, des racines

que l’on brûle quelque part.

 

Exactement semblable au chant aigre du murali.

 

 

 

Ce n’est pas là lieu de passage,

vignette pour dissiper l’hiver du temps,

 

mais l’habitat constant,

la demeure mentale,

 

la chambre d’écho

où s’édifie la trame musicale

de l’identité.

 

 

 

Ce fleuve interminable à travers moi.

 

A travers la flore bavarde

et les épaisses couches d’instants morts,

 

à travers la voix blanche du temps ;

 

cette Amazonie claire et sombre,

interminable, descendue de la cordière mentale,

trace du dieu à travers le désert luxuriant,

 

mémoire corrosive à travers les gestes bavards.

 

Comme, coupant, le silence du plus lointain oubli.

 

Et tous ces chants d’oiseaux

où croupissait une eau stagnante,

qui rappellent le doux jardin

aux fruits toujours à naître.

 

 

 

Mais quand, vaste comme le monde entier,

s’ouvrira dans ma voix

le chant qui, sans apprêt,

dirait, sans retenue,

l’ampleur du monde qui se tait dans ma voix,

 

du monde qui à longueur d’instants

implore dans les jachères de ma tête.

 

Quand ma voix portera-t-elle trace

de ma trace

et dira-t-elle

tout ce que je sais ?

 

 

 

Et puis il faudrait battre le rappel

de ces vallées sonores,

marches des soirs émaciés,

 

émiettement de l’héritage maigre,

 

ce chant de vielle à roue

dans la chaleur épaisse des masures,

 

la lisière du monde imperceptible

où l’errance décide de se figer,

en désespoir

de cause.

 

Il faudrait battre le rappel

des cloches du troupeau

qui comblaient la vacance de l’herbe

et celle, aiguë, des noisetiers.

 

Il faudrait... il faudrait...

Il faut ne rien falloir :

aller, débordant de musique,

 

jusqu’à ce que s’en suivent des couleurs

sans forme,

la liberté, la mort,

 

le fou rythme objectif.

 

Chronique du bois d’eucalyptus

Guy Chambelland éditeur, 1974

Du même auteur :

« Au bout de chaque jour… » (05/03/2015)

Hautes chaumes (I) (05/03/2016)

Sonnailles (05/03/2017)

Al-Kimiya, (05/03/2018)

« Fibres... » (04/03/2019)

Hautes chaumes (II) (05/03/2020)

Le chaudron de cuivre de Chardin (I) (05/03/2021)

La maison de demain (05/03/2023)

Chronique du bois d’eucalyptus (1et 2) (05/03/2024)

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