Gil Jouanard (1937- 2021) : Le chaudron de cuivre de Chardin (II)
Le chaudron de cuivre de Chardin (II)
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D’entre le flot herbu des livres
où mon front quête la fraîcheur,
le chant aigrelet d’un oiseau
s’élève doucement
pour affadir le paysage
où la nostalgie déjà passe et repasse
ses doigts de fée pervertie.
Des flammes pourtant ne tardent pas à circuler
dans les nervures du bois de la bibliothèque,
où s’accouplent et rivalisent
les noms des chers poètes.
Un peu de vraie chaleur
pour les veines transies des meubles alentour.
Un sentier développe timidement son geste
entre les fleurs du vase,
descend tout doucement de la table,
s’insinue entre les dessins du tapis,
se glisse ente le bas du mur et le parquet,
descend le long de la façade,
évite la circulation, d’une foulée musicale,
rebondit sur un marronnier de l’avenue Trudaine,
se perd pour mes regards dans le chant des moineaux.
Quelque Rameau, un rêve à la française ;
l’ordre règne dans la maison ;
la vraie folie est dans les livres,
froidement alignés pourtant,
autant d’étapes sous les doigts,
autant de chants mêlés dans le bourdonnement épais
et la chaleur du chêne.
Je m’assoupis enfin au pied d’un arbre
parmi les moissonneurs au repos
de Brueghel.
Et une fois de plus tout peut recommencer :
la réalité monte en odeurs fortes
du journal sur la table,
et s’échappe du courrier fraîchement ouvert
où ma présence est requise instamment.
Eclatée, la forêt ne laisse plus
qu’un chant
au creux tiède des mains,
un grenat au milieu de la pierre rétive,
ne laisse plus
que le trou vide,
éblouissant
du poème ;
ne laisse plus que,
défaillante,
une trace luisante
dans la voix ;
ne laisse plus qu’un mot
au bord des lèvres,
et qui n’a pas de forme
prononçable :
ne laisse plus qu’un goût
qui désormais sera
sur tous nos aliments.
Contre le vent.
Le paysage, recueilli fortement,
pense les yeux qui le refleurissent.
Toute l’histoire
mélangée au sang
irrigue jusqu’au geste
de tourner la clef
dans la serrure,
où de pousser la porte
vers le prochain,
l’hypothétique pas.
Qu’est-ce qui nous retient ?
Une gerbe de phrases
dont les algues s’accrochent
à nos mouvements.
Dehors est un espoir
remis sans cesse
à toujours
plus tard.
Peut-être aurions-nous pu habiter ce sourire,
clair-aigü là-bas, tout au fond de la chambre,
ou bien tout simplement nous rencontrer
à l’aune peu probable de notre mémoire ;
peut-être aurions-nous pu à travers le verger
entendre du soleil la voix précise,
qui nous aurait comme à l’oreille dit :
« je suis le jour, le jour n’est rien que moi ;
le jour n’est rien que cette soif qui me dévore
et qui m’arrache de tels cris,
et de ces cris, dont souffre tout de moi,
vous naissez, vous vivez : la mort n’est pas de mon ressort,
l’ignorer est mon mode de vie ordinaire,
l’ignorer est ce que je peux vous offrir de mieux. »
Peut-être aurions-nous pu,
comme à-demi chaque matin on se réveille,
naître dans la chaleur nerveuse de la bogue,
patienter dans le sang de la nuit
jusqu’au jour de grand vent
où notre vérité se dirait nue
parmi les feuilles du versant ;
peut-être aurions-nous pu aller ainsi,
dans le champ magnétique du regard,
jusqu’aux ultimes métairies de la distance,
dormir sur la bure enfumée
d’un de ces soirs où l’automne
tapisse le cerveau de cuir et de chêne.
Mais que voulez-vous, nos moyens sont limités,
et les yeux ne disposent pas d’un si grand nombre de couleurs !
Il nous faut bien faire le monde avec ce que nous possédons :
nous n’avons que cette maigre vie
à mettre sous la hache.
Dans l’arbre où la Lune s’éveille,
les regards de l’enfant sont restés cachés.
Au fond du puits la vérité croupit verdâtre.
Et de mon verre monte le raga,
rouge soleil du sang qui emplit le matin.
Et de mon verre monte le soleil,
à travers les frissons de l’air.
De la couleur intime de ce coin du soir
s’élève doucement la musique des choses.
Pas de révolution sans tout d’abord
cet accord profond avec le coeur vibrant
de la réalité.
Si je m’appelle à la rescousse...
Au loin, dans les blés verts,
un remuement se fait ;
la silhouette débusquée
dévale la pente et s’enfuit...
Quant aux oiseaux,
leur chant est machinal ;
ce qui ne tourne pas le dos
se laisse traverser
comme l’ombre
de votre propre mort.
Ululement.
L’encre obscurcit lentement le cerveau ;
un peu de sens pourtant
perce à travers la nuit des verres :
cheminement dans l’épaisseur
où s’engouffre l’ivresse.
Mais dure, ne s’efface jamais,
le ululement
venu de l’intraversable forêt des marges.
Invisible sentier,
atteint à l’improviste par un mot
isolé,
par un mot sans avenir plus loin
que cette joie brûlée dans un éclair.
Fougères et fenouil,
image close aux râpeuses parois :
on s’enfonce,
tout doucement, on disparaît ;
à la surface
veille, seul,
le cri de la chouette.
Et les corbeaux sur le champ labouré,
noirs sur l’ocre du champ,
luisants et noirs parmi l’odeur de terre humide,
messagers de la langue qui croupit
morte dans les ornières de la mémoire,
avec aussi ce que le vent rapporte
des ronces, des écorces, des racines
que l’on brûle quelque part.
Exactement semblable au chant aigre du murali.
Ce n’est pas là lieu de passage,
vignette pour dissiper l’hiver du temps,
mais l’habitat constant,
la demeure mentale,
la chambre d’écho
où s’édifie la trame musicale
de l’identité.
Ce fleuve interminable à travers moi.
A travers la flore bavarde
et les épaisses couches d’instants morts,
à travers la voix blanche du temps ;
cette Amazonie claire et sombre,
interminable, descendue de la cordière mentale,
trace du dieu à travers le désert luxuriant,
mémoire corrosive à travers les gestes bavards.
Comme, coupant, le silence du plus lointain oubli.
Et tous ces chants d’oiseaux
où croupissait une eau stagnante,
qui rappellent le doux jardin
aux fruits toujours à naître.
Mais quand, vaste comme le monde entier,
s’ouvrira dans ma voix
le chant qui, sans apprêt,
dirait, sans retenue,
l’ampleur du monde qui se tait dans ma voix,
du monde qui à longueur d’instants
implore dans les jachères de ma tête.
Quand ma voix portera-t-elle trace
de ma trace
et dira-t-elle
tout ce que je sais ?
Et puis il faudrait battre le rappel
de ces vallées sonores,
marches des soirs émaciés,
émiettement de l’héritage maigre,
ce chant de vielle à roue
dans la chaleur épaisse des masures,
la lisière du monde imperceptible
où l’errance décide de se figer,
en désespoir
de cause.
Il faudrait battre le rappel
des cloches du troupeau
qui comblaient la vacance de l’herbe
et celle, aiguë, des noisetiers.
Il faudrait... il faudrait...
Il faut ne rien falloir :
aller, débordant de musique,
jusqu’à ce que s’en suivent des couleurs
sans forme,
la liberté, la mort,
le fou rythme objectif.
Chronique du bois d’eucalyptus
Guy Chambelland éditeur, 1974
Du même auteur :
« Au bout de chaque jour… » (05/03/2015)
Hautes chaumes (I) (05/03/2016)
Sonnailles (05/03/2017)
Al-Kimiya, (05/03/2018)
« Fibres... » (04/03/2019)
Hautes chaumes (II) (05/03/2020)
Le chaudron de cuivre de Chardin (I) (05/03/2021)
La maison de demain (05/03/2023)
Chronique du bois d’eucalyptus (1et 2) (05/03/2024)