Jean Mambrino (1923 – 2012) : Clairière (65 – 70)
Clairière
65
alors surgissent les montagnes
pleines d’arômes
les trônes les tours sans veilleurs
dans la distance infiniment pure et ronde
une seule branche
lente à se balancer
comble l’espace qui m’en sépare
unissant la forêt à la forêt
quel autel s’exhausse dans le parfum et la neige
quelle abondance de cristal et de nuit
quel appel quel sourire de gloire
taciturne sourire
quelle alliance d’enfance et de majesté
ô féminines plus lisses dans l’azur et la neige
que toute chair féminine
ô longues à contempler
faibles petitement là-bas
beauté pour être bue et oubliée
courbes de l’infini
envol des voiles
montagnes passantes et repassantes
derrière les nuées
patience de la paix
qui respirera votre arôme
à travers le ciel acide et vert
jusqu’à la dernière ligne dorée du monde
quand vers le soir s’éloigne
le signal des clarines
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mais ces montagnes sont sans chemins
envahies par les arbres et la neige
telle une phrase entièrement
muette
d’où vient qu’elles rayonnent ainsi
les Très Obscures
et quelle main a brisé
ces branches
comme pour interdire la pensée même
d’un chemin
absolument désertes
inaccessibles au
souvenir
une voix murmure où les ai-je
déjà vues et comment puis-je
les reconnaître
nuit plus bleue que la nuit
qui étincelle sans fin
dans la jeunesse du soleil
dans le ravissement de la neige
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et là-bas toujours le cercle du soir
entre les arbres
la clairière blanche
le silence entre deux battements
du temps du corps immense
quand l’épaisseur des branches
efface jusqu’au souvenir des montagnes
plus légères que nos rêves
où la mort pourtant chemine à l’infini
sur le chemin de ronde
la clôture des rayons
que le jour dissimule
et que nacre la nuit
le nid d’un éclair plus fragile
que le cri de bonheur de ce petit enfant
depuis longtemps oublié
lorsqu’au bord du fourré
il écarta les branches
le blanc que l’esprit traverse
pour franchir l’estampe des apparences
et découvrir derrière la fumée
les mêmes montagnes mais différentes
la même très fine forêt
la même et différente
étrangement
attentive sous le givre et la brume
aux métamorphoses de l’air blanc-obscur
autour des passages des glissements
d’une ouverture à une autre ouverture
d’une vie à une autre vie
la même et différente jusqu’à l’
impossible lisière
mais il suffit d’écarter les branches
et la clairière est là
remplie par le lent crépuscule
où il est facile de délier
les lucioles les regards
de s’effacer devant le souvenir
du vent
le vent sans souvenir qui efface la fuite
à l’infini du songe
pourquoi cette figure mandala
de la carence
qui achève
de la faille qui accomplit
le rideau des branches est retombé
entre deux battements
du temps du corps immense
la clairière est notre oubli
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il y a
le souffle qui monte
la respiration du monde
en toute poitrine
le souffle l’espace de l’herbe
qui s’ouvre
lentement immobile offert
l’herbe aussi profonde que la lumière
qui attire et libère lentement
qui rassemble partage de la lumière
qui l’attire l’enferme
lentement immobile
la libère
l’or de l’herbe et de l’ombre
la transparence
source de la nuit
la transparence sur nos yeux
ouvrant la nuit
l’herbe aussi claire que la nuit
très pauvre ayant perdu même
son odeur avec les pluies
mais dans la forêt la pluie tisse
une forêt seconde
prépare la transparence
éveille au bord des mares
laîches et roseaux
égrise ces cailloux d’enfant
souvenirs d’un chemin en silence
il y a
la fraîcheur de l’ouverture
toujours neuve
l’odeur de la résine à travers le cristal
l’instant la merveille qui persiste
le poids du jour contre le cœur
et l’offrande qui persiste quand un cri léger
traverse la clairière
non pas une voix un simple écho
un écho sans voix aucune
et la clairière couleur de l’herbe
sous la neige
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on ne peut attendre ainsi
plus longtemps quand
l’heure est venue
d’avancer
à travers les broussailles
du temps
mais quand est-ce quand
et qu’est-ce qui est venu
vite maintenant ici maintenant toujours
il faut être d’ici
de cette terre glissante
de ces arbres de ces branches en sang
pour avancer
je suis ici voyez mes mains blessées
mes branches gluantes
mais je ne suis pas d’ici
vous entendez bien mon accent
je ne suis pas d’ici
70
la neige dessine le silence
attire de toute part le regard
vers le centre l’absence
qui se dérobe
à force d’être si blanche
et silencieuse et nue
une seule pincée de neige
suffit à remplir en un instant
le ciel
sur les forêts les lacs les montagnes
plane la nuit qui disperse sans trêve
ses plumes
sur le monde
la nuit qui est noire et blanche
une lourde laine panse
les peines de l’hiver
comble les gorges sombres
arrondit les moraines
enfle les fleuves le lait des ondes
nivelle racines roches ravines
sans ébranler une brindille
caresse longuement les cassures des falaises
la chair rugueuse de la terre
sous l’attouchement furtif
les pierres
deviennent aussi douces
qu’un naseau de chevreuil
il neige comme en rêve
la neige efface la neige
allonge au loin les plaines
les plaines d’avant toute mémoire
et sur les plantes bleues des monts
allège
le poids des ombres
efface jusqu’au souvenir jusqu’à l’ombre
des souvenirs des vieux chemins
sentiers perdus qu’il faisait bon suivre
les yeux éteints
dans le pli de la mappemonde
tombe la rosée de minuit
quelque part un traîneau d’enfant
écrit sur la neige une naïve phrase
d’aubépine
sur les cimes les abîmes sur l’hermine des collines
s’éternise le signe de la neige
un duvet de lune
habille les forêts
les odeurs de la terre
la peau vermeille des fleurs
la liqueur des plantes
les insectes de nos rêves les bêtes familières
fourrées d’angoisse
dorment embaumées
dans ce palais de cristal
et toute pensée toute douleur
avec les pires blessures
celles qui suppurent
dans les cœurs que nous avons aimés
les veilles cicatrices noircies
comme des traces
qui font encore souffrir
sont mieux que guéries transfigurées
sous la tendre sévérité
de la neige
une lave limpide a recouvert
l’herbe trop longue
le feu des grands feuillages
mais le vent de nouveau s’éveille
allume ses énigmes
runes de l’ombre
une tapisserie de fables
éblouit les murs du monde
et voile le secret de la clairière
très loin au-delà du Nord
au centre des forêts de l’âme
si ouvert si offert qu’aucune trace
aucun vestige
ne pourront jamais s’y inscrire
et pas même un regard
pas même une pensée
pas même la Pensée de toute pensée
car amoureusement elle se détourne
comme on de détourne par pudeur
d’une beauté trop grande
devant cette blancheur obscure
si blanche si oubliée
qui demeure en elle-même
pour toujours
inconnue
la forêt à l’infini
recouverte de son absence
retient son souffle
et protège comme malgré elle
celle
dont elle a perdu le nom
nul pas nul regard nulle pensée
et pas même la Pensée de toute pensée
ô pudeur ô secret abandonné
à la nuit
si blanche si déserte et si blanche
qu’elle existe au-delà même
de l’oubli
clairière
Clairière,
Editions Desclée de Brouwer,1974
Du même auteur :
Le (26/11/2014)
Clairière (1 – 15) (26/11/2015)
L’aube (26/11/2016)
Le point du jour (26/11/2017)
Clairière (16 – 30) (26/11/2018)
Clairière (31- 40) (26/11/2019)
Clairière (41- 48) (26/11/2020)
Clairière (49 - 55) (26/11/2021)
Clairière (56 - 64) (26/11/2022)