Jean Mambrino (1923 – 2012) : Clairière (49 – 55)
Clairière
49
Un sentier de jacinthes soudain
bascule parmi les branches
(ou n’est-ce que la faille du souvenir)
er ramène le pèlerin
au juin de sa jeunesse
ces matins où toutes les couleurs
tintaient dan l’or léger
l’air qui coulait sur ses membres
avait le goût de l’or dans les sapins
là-bas autour de l’horizon la guerre
couronnait de mort sa jeunesse
toute la forêt fumante de parfums
les voix les doigts des jeunes filles
le sang doré de leurs regards
et les corps inaccessibles qui se livraient
dans les flammes de la danse
n’empêchaient pas son cœur
d’être déjà tourné sans le savoir
vers la clairière
50
Un seul frisson de l’air
et tout l’espace grouille
dans la hauteur
palpite de fièvre et de fraîcheur
se réveille ou se rendort
se divise en millions de lèvres
sans visage
le promeneur admire au-dessus de sa tête
cette adverse suspendue
pendant que les siècles se condensent
san hâte au coeur des chênes
en lamelles plus fines
que la pensée
pas même un souffle
une seule atteinte
le ciel se fane
et s’éparpille en rafales de douceur
les lambeaux d’une phrase
arrachée à la mémoire du monde
brillent
à travers l’étendue
articulent le silence de toute parole
qu’est-ce qui demeure
immobile
au cœur de cette tourbillonnante lumière
51
déjà l’attente
ouvre ses feuillages
au bout desquels brillent
les vivantes fontaines
entre le cœur et ces nappes obscures
vont et viennent à tire-d’aile
les oiseaux du désir
à travers la transparence du temps
déjà le cœur a trouvé
sa demeure
déjà meurt
ce qui n’a pas le pouvoir de renaître
déjà là-bas cette fête
à n’en plus en finir
déjà le dernier sourire empreint
sur tant de larmes
une odeur vermeille monte de la forêt
par-delà les dernières dépouilles du matin
52
parmi les arbres
se déplace
la forêt couleur du silence
de toutes parts glissante
entre les feuilles et le vent
de la profondeur de l’or et de l’ombre
émane
sa transparence
qui passe et dépasse le jour
haleine de la pensée
invisible au ciel jauni par la mémoire
elle se métamorphose
en sa propre lumière
se dissimule à la source
de l’universel murmure
et nous entraîne vers l’or intérieur
son parfum même nous détourne
de sa douceur
pour presser notre visage
contre la joue des feuilles
mais parfois son sommeil
nous frôle
étend nos corps au pied
d’un arbre blessé
alors du bord de l’oubli
se montre celle
dont rien ne nous sépare
et qui s’efface quand elle vient
l’âme se réveille
et se souvient
à peine de ce sommeil
où les feuillages semblaient l’envers
du soleil
parmi les arbres
se déplace
la forêt couleur du silence
de toutes parts glissante
entre les feuilles et le vent
53
il y avait alors le profond travail
du vent
le mouvement lentement
des feuilles
au fond des basiliques du nord
les paupières innombrables
qui retombent
avec la cendre d’or de l’automne
dans les forêts
déchiquetées
par une douleur
plus longue
que le vent qui entoure la terre
blajen blajen blajen
bienheureux les pauvres
les humbles
les persécutés
pour la justice
le souffle de la forêt
dans les poitrines humaines
où monte l’eau noire de la mort
blajen blajen blajen
le grondement des tempêtes
de l’équinoxe
bienheureux bienheureux
les visages sculptés par les larmes
et qui s’inclinent
comme les cimes
de nos forêts
à cinq heures de l’après-midi
dans les sombres vêpres
de Novodivitchi
ô Moskwa la cruelle la très sainte
tu nous oublies
au milieu du murmure
des milliers de cierges
et l’haleine terrible
des âmes dans le feu
qui ne veulent pas
mourir
et qui exhalent en triomphe
la promesse
blajen blajen blajen
bienheureuse la source des larmes
plus profonde que le feu
plus douce que la nuit
dans les forêts de pierre
qui ont pris la couleur du nord
54
la terre noire où s’éternisent
des racines de granit
se contracte sous les babéliennes colonnes
dont les rides
ont pris les plis du destin
la dure toison d’aiguilles
hérisse une autre nuit
un rayon aussi fragile
que le regard
se glisse obliquement
à travers l’horreur des branches
que nul vent jamais ne fera frémir
ce fil infime de lumière
à lui seul engendre efface
la masse infinie de la forêt
matière coagulée par le vide
l’immobile n’est qu’un interminable
éclair
mais la clairière qui mélange
la lune et la forêt
se remémore un plus tendre néant
où le fil s’ouvre
jusqu’à disparaître
et toutes traces effacées
ne reste qu’une faible odeur
le souvenir de la paix
55
Ne circule que le vent
ralenti par tant d’années
dans ces forêts peintes de brume
chaque tronc dans son élan
affine sa propre solitude
d’arbre en arbre retentit
l’écho indéfini
d’une absence
(comme une foule dont aucun membre
ne tournerait vers l’autre son visage)
et pourtant chacun garde
dans son ombre
un invisible veilleur
de chaque silhouette d’écorce
émane
une silhouette seconde
par les pentes du rêve l’armée des hommes
l’armée des ombres
emprunte son mouvement à la nuit
où continuent
de l’autre côté du silence
les piétinements de l’Histoire
les éclairs noirs transperçant la chair
les halètements le gémissement des corps
abandonnés
le sang s’est changé en terre
les dernières brindilles d’os
se mélangent dans l’humus
aux racines
mais derrière chaque arbre
se dissimule
un visage de fumée
ne circule que le vent
ralenti par tant d’années
dans ces forêts peintes de brume
Clairière,
Editions Desclée de Brouwer,1974
Du même auteur :
Le (26/11/2014)
Clairière (1 – 15) (26/11/2015)
L’aube (26/11/2016)
Le point du jour (26/11/2017)
Clairière (16 – 30) (26/11/2018)
Clairière (31- 40) (26/11/2019)
Clairière (41- 48) (26/11/2020)
Clairière (56 - 64) (26/11/2022)
Clairière (65 - 70) (26/11/2023)