Jean Mambrino (1923 – 2012) : Clairière (56 – 64)
Clairière
56
la rosée flambe au cœur des épiniers
les nuages s’effilochent sur les branches
et le sombre ciel par eux se mêle
aux haillons de la forêt dont les mares
fument en silence
la lenteur du temps apprivoise
le vent qui tourne autour des arbres
les cimes des futaies se balancent à peine
comme en rêve et se passent la pluie
du bout des doigts des feuilles
pendant que le vieil or du soleil
inquiète les écorces et fait frémir
à la saignée des chênes et sous la chair rose
des feuilles mortes les insectes dont la sève
murit déjà la couleur de l’hiver
la diaprure et le froid transfigurent
les branchages où la lumière est prise au piège
un souffle parle doucement de la neige
aux ramilles fascinées par l’attente
j’ai entendu bramer une daine sauvage
au bord d’un lac où nagent les nuées du Nord
57
sur une très haute clairière d’amertume
cernée par la barbarie des monts
danse la pluie
servante des dieux
la gracieuse
voilée de brume et de rosée
et Jacob dort
sa joue sur la pierre luisante
le fourmillement des cimes sans paupières
les milliards d’ailes qui chantent
radieusement descendent l’éclair de la gamme
et posent leurs pieds nus sur son cœur
puis regrimpent en folie jusqu’à l’aigu suprême
par des bondissements de fraîcheur de fabuleuse joie
dans le tonnerre immense des colombes
emportant la glaise du cœur l’odeur des feuilles
jusqu’à cette pointe inouïe
où il faut bien se perdre
hors du soleil
Jacob dort
déjà exilé de sa mémoire
sur une très haute clairière d’amertume
cernée par la barbarie des monts
58
quel oiseau
couleur de givre et de fumée
nous conduira un jour jusqu’à
cette chouette clouée
sur l’arbre qui frémit encore
er parmi les broussailles
ces corps innombrables
cloués les uns aux autres
soumis l’un par l’autre à la question
sans pouvoir y répondre
la question sous l’écorce de la soif
le tison au cœur de la soif
derrière toute mémoire
et qui arrache presque
une réponse
mais on n’entend jamais que des plaintes
parmi les branches
le vent d’où venu
qui traverse nos désirs et nos songes
n’effacera jamais
ce long soupir
chaque prisonnier tournoie seul
parmi les barreaux de chair et d’écorce
les barreaux vivants qui renaissent
sans cesse autour de lui
les cages qui se métamorphosent
en d’autres cages
sous le frémissement universel
des branches
quand maints visages apparaissent
disparaissent
entre les grillages d’ombre
appelant sans fin les ombres
derrière l’enchantement du jour
mais le vent d’où venu
qui traverse nos désirs
attisera plutôt
ce long soupir
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de quelle mare de quel puits
à la margelle désertée
montent les larmes de ce visage
appuyé contre l’écorce des choses
cette silhouette chétivement
inclinée
contre un arbre tiède de pensée
contre une autre épaule lente à frémir
croulante sous le feuillage humain
le poids de ce visage
enfoui dans quelle sombre douceur
une forêt d’arbres aux veines bleues
qui tour à tour s’arc-boutent
l’un contre l’autre
contre la mort
et les larmes intarissables de ce visage
si amères si noires si lumineusement amères
de quel puits à l’écho interminable et noir
alors que toutes les souches sont desséchées
60
forêts de très ancienne mémoire
ensevelies en un bleu de brume
par quels passages de sang de larmes
de bonté
venez-vous sans cesse
jusqu’à nos cœurs
en déguisements de brume
et de parfums amers
forêts les plus profondes
d’avant l’irréparable
qui revenez et revenez avec l’odeur
amère
de la béatitude
perdue promise oubliée prochaine
forêts dont seul demeure
le vent
comme il passe sur nos feuilles décharnées
sur les branches mortes de nos os
comme il dépasse en nous la mort
illumine notre hiver
forêts de très ancienne mémoire
comme votre vent répare en nous
l’irréparable
comme il inspire le murmure de nos forêts
d’où venez-vous d’où venez-vous
je ne connais de vous que l’amertume
de ce vent
dont je suis séparé
61
mais qui te parle à toi aussi
des profondeurs de ton absence
fondue avec ce qui commence
en cet instant où tu finis
62
les rocs çà et là dont la chair grise
est gelée par un plus dur hiver
sous la mousse des ruines
douceur et vertige
à l’ombre de ces sapins d’éternité
s’obstinent à se taire
le nocturne brasier
de leur origine
mais le cœur noir et patient de la pierre
garde en lui les sources du feu
la foudre en miettes la menace bleue parmi
tous ces grands corps d’écorce
où passe le temps
sinon dans la mort
il ne reste qu’à suivre
le chemin tracé
de roc en roc de corps en corps
(en l’absence de tout chemin)
car ces pierres prisonnières
otages de l’espace
où se cachent la nuit et la gloire
l’effondrement et l’énigme
gardent encore tant de patience
tant de douceur
63
tous les lacs renversés à même la terre
prolongent
la majesté du désir
au milieu des siècles de forêts
quand les collines y trempent
leurs feuillages
leurs ombres de profil
quand les montagnes chevelues
s’y plongent entières
sans souiller leurs eaux immatérielles
éclairées par mille effleurements
d’oiseaux de cris de frais soleils
et la gaieté des nuages
à peine une bordure de prairie
comme le souvenir d’une blessure
moins mémoire que rêverie
par les plis du velours effacée
car l’eau est plus facile plus changeante
que la clairière sans retour
sans avenir
pourtant ces lacs légers portent très loin
les plaintes les chansons les battements
de la mort derrière le cœur
à travers des siècles de forêt
dont la lenteur en dépit de nos glissements
de nos miroirs
veille tendrement toute douleur
64
si tu avances
ton visage déchire
le réseau humide
des filandres
entre les troncs où ne passent plus
que les brumes de novembre
écoute
la forêt sans fin s’égoutte
dans la délicieuse amertume
de l’air tranquille et glacé
les débris de la dernière averse
brillent dans l’ombre
un rauque éboulement de corneilles
libère soudain l’espace
l’été ne reviendra plus
ô bonheur
toutes les feuilles sont arrachées
on peut voir enfin le ciel
Clairière,
Editions Desclée de Brouwer,1974
Du même auteur :
Le (26/11/2014)
Clairière (1 – 15) (26/11/2015)
L’aube (26/11/2016)
Le point du jour (26/11/2017)
Clairière (16 – 30) (26/11/2018)
Clairière (31- 40) (26/11/2019)
Clairière (41- 48) (26/11/2020)
Clairière (49 - 55) (26/11/2021)
Clairière (65 - 70) (26/11/2023)