Georges Perros (1923 -1978) : Marines (2)
Georges Perros photographié devant les halles de Douarnenez par son ami René Pichavant (1929-2009), qui a dirigé pendant trente ans la rédaction locale du journal Le Télégramme.
Marines
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Basse est la marée
Noire l’eau
Cette eau fiévreuse qui rabote
Le sable sale fatigué
Cette vase gélatineuse, la grève
Où viennent s’enfoncer
Les vieilles boîtes de conserve
Hier j’ai vu un chat crevé
Les coquilles d’huître, les pneus
Les caisses les culs de bouteille
Les pots de chambre
Tout ce que l’homme casse ou renie,
La ferraillerie quotidienne
Tout ce que l’homme mange et laisse
Pour les chiens, laborieux clochards
Avec poubelles attitrées,
Sans parler du reste
Qui ne sent pas toujours très bon
On y va le soir, d’un grand geste
Jeter ce à quoi vous pensez
L’hygiène est encore en retard
Dans nos pays civilisés
Afin que la mer en reprenne
Large possession
Qu’est-ce qui pourrait la salir ?
Les mouettes y font repas froid
L’œil de profil cisaillant l’air
Et cette voix rauque, ce rire
Qu’ont-elles avalé, c’est pire
Que le cri quand nous en rêvons,
Que le cri de la mort qui passe.
Lui préfère la naturelle
Sous les coups de trois heures du matin
Les cloches se dandinent au vent
D’un christianisme mourant
Mais têtu
Une musique qui s’infiltre
Dans les plis mouvants du sommeil
Une étrange combinaison
De bois et de bitume
Dans l’air pain d’épice moisi
Un bruit mat
On sent que l’homme de ce bruit
Ne tient à réveiller personne
Qu’il vient de sortir de chez lui
Comme un enfant qui s’en va à l’école
Avec son panier sous le bras
Sa chique au bec
Ou dans une petite boîte
Ou dans sa casquette
A quoi pense-t-il dans la nuit ?
Il va travailler voilà tout
Comme tant d’autres
Qui dégringolent vers la mer
Et se retrouvent sur le quai
Silencieuse foule bleutée
La lune fait ses dernières chinoiseries
L’obscurité craque comme une étoffe que l’on fripe
Cette forme blanche là-bas
Qui émerge dans un coin de grève
Cette rondeur couleur locale
N’allez pas vous en offusquer
Ce n’est que l’un de ces messieurs
Qui pose culotte.
Et dans la barque du passeur
Ils gagnent leur bateau
Par petits groupes
Graves, au garde-à-vous
Debout l’un derrière l’autre
On dirait des condamnés à mort
Qui mijoteraient encore
Je ne sais quel crime
Ce ne sont que des ouvriers
Ils sont nés près de leur usine
Qui s’ouvre sur le monde entier.
On n’imagine pas un pêcheur
Loin de la mer ou en vacances
Et depuis quand je le demande
A-t-on pu prendre l’océan
Pour une partie de plaisir ?
Leurs bateaux ont toutes couleurs
Rouges jaunes noirs
A nom de femme ou de déesse
Amphitrite ou Marie-José
Ils se font du ventre amical
Jouent d’un coude désabusé
En attendant de lever l’ancre
Les poissons somnolent encore
Dans les songes de l’aventure
La mer tremble très doucement
Comme les entrailles
D’une femme enceinte au repos
Qui protège son petit nageur
La nuit s’allume, japonise
Des moteurs se mettent en branle
Ces gens-là vont gagner leur vie
Entre la pointe du Raz et le cap de la Chèvre
Ou au-delà, dans l’Iroise.
La pointe du Raz où l’été
L’horizon se trouve bouché
Par les amoureux en tous genres
La pointe du Raz où l’hiver
On marche à quatre pattes
Pour ne pas s’envoler
Du côté de l’île de Sein.
On dit que la terre finit là
C’est faux
La terre prend des vacances
Elle va se refaire dans les caves
Par-dessous le phare de la Vieille
Sur son rocher Gorlebella
Beau nom pour mourir.
On raconte qu’un des gardiens de ce phare
Fou de jalousie
Y enferma sa femme et l’amant
Qu’elle s’était choisi
Jusqu’à ce que mort s’ensuive
Pour les trois
Car il se jeta dans la mer
Pour y noyer son grand malheur.
On raconte beaucoup de choses
A propos de ce passage haineux
Où la mer est tuberculeuse
Avec des cavernes des trous
Des toux de sa poitrine en feu
Entre le nid de roches brunes.
L’île de Sein qu’on voit au loin
Assiette plate au ras des eaux
Avec le poivre nécessaire
A faire éternuer le soleil
Et le gros sel en ses ruelles
Où l’on marche l’un derrière l’autre
Merlin l’enchanteur y naquit
C’est ce qu’on dit
Elle fut lieu de féerie
De nymphes et de dryades
On en parle généralement
Comme d’une île triste
Un rien damnée
Dont les habitants sont sinistres
Et le furent bien davantage.
J’y ai trouvé de braves gens
Qui n’ont de soucis que les nôtres
Les hommes y vont aux travaux que la mer propose
Les femmes tout de noir vêtues
Comme portant deuil éternel
Y prennent soin de leur maison
De leur minuscule jardin
De leurs gosses heureux d’être là
Où nul accident de voiture n’est à craindre
Il n’y en a pas. Ni de gendarmes
C’est appréciable.
On y regarde sans envie
Le continent, masse indistincte
Sans trop penser à ce qu’il cache
De milliers d’individus
Assez étrange de se dire
Qu’on peut aller
De la pointe du Raz à Moscou
Sur ses deux pieds
Avec des villes des villages
L’avenue des Champs-Elysées
A traverser
Mais vous connaissez le chemin.
Ce qu’il n’y a pas au-delà
De cette terre menacée
De ce désert en pleine mer
C’est une gaieté particulière
Une bonne humeur
Sans rien d’exubérant
Une gaieté tranquille
Une façon d’être sur la terre
Comme si elle n’existait pas
Et certes on pourrait en douter
Quand le soir tombe au cœur de l’île
Et que la mer ronge son os
Sur les grèves, zones pierreuses
Marché aux puces océanique
Que lèche avec voracité
La langue tranchante des phares
Qui patrouillent l’obscurité.
Armen, la dernière lumière
Avant la grande plaine folle
Qu’on mit huit années à construire.
Tévennec. Son premier gardien
Devint fou. Il entendait dire
Va-t’en va t’en
Pas en français mais en breton
Kerscuit kerscuit
Toutes les nuits
Et ceux qui vinrent après lui
Le même bruit les effraya
Phare de la malédiction
Entre nous ce n’étaient que mouettes
Par centaines dans le rocher
Il est feu fixe maintenant
Et plus personne n’y habite.
Plus loin vers le nord, Ouessant,
Et ses pupilles dans le noir
Le Stiff, Créac’h et la Jument
Nividic, Men Tensel, et d’autres
Ouessant dont les hommes et femmes
Passent pour avoir été les meilleurs du monde...
« Le vol y était aussi inconnu que la mauvaise foi. La pureté paraissait au
premier abord y avoir trouvé un asile assuré contre la corruption universelle.
Les jeunes gens gardaient publiquement dans leurs paroles la réserve la plus
sévère. Un travail opiniâtre et continu en même temps qu’il bannissait la
pauvreté, devenait la sauvegarde de l’innocence et de la santé. On y vivait
jusqu’à cent ans, cent vingt ans, quelquefois même cent quarante. Un
octogénaire venait-il à décéder on pleurait sa perte comme celle d’un homme
qu’une mort prématurée vous aurait ravi. Le bétail était nombreux dans l’île,
mais nul arbre, nul serpent, en sorte que la mère du genre humain y eût
été à l’abri de la tentation... »
Ils étaient même si gentils
Qu’ils composaient des prières
Pour leurs voisins de Molène
Dans le genre que voici :
« Madame Marie de Molène
Envoyez un bon naufrage à mon île
Et vous Monseigneur saint Ronan
N’en envoyez pas un seulement
Mais plutôt deux et même trois
Afin que chacun en ait sa part. »
Ouessant
Où l’on parle encore aujourd’hui
De la jeune fille héroïque...
Une nuit en 1905
Un vapeur marseillais Vesper
Se prit dans le nid de vipères
Que forment les rochers d’Ouessant.
Quatorze d’entre ses marins
Parvinrent sur une chaloupe
A se sauver, mais la furie
Les empêcha de débarquer.
Une jeune fille une îlienne
Elle s’appelait Rose Héré
Entendit leurs cris de détresse
Comme elle allait vagabondant
Sur la falaise. Elle se laissa
Glisser jusqu’à la grève
Le granit est dur, et sa jambe
En fut bien vite ensanglantée
Jupe en l’air mais quelle pudeur
Résisterait à cette quête
Que font les hommes quand leur vie
Ne tient plus qu’à celle de ceux
Qui vont les tirer de la mort
Elle rentra dans l’eau mauvaise
Trébucha en voulant saisir
La corde désespérée.
Et la voilà bouchon fragile
Un filin lancé la sauva
Et la voilà dans la chaloupe
Conduisant les hommes au port.
Dans l’île sa voix retentit
L’air aura sculpté l’innocence
De ce grand cri : « Ils sont sauvés »,
Quelle proféra en breton
Car elle ignorait le français.
On lui décerna des médailles
La presse dit son beau courage
On la reçut même en Sorbonne
La pauvre n’y comprenait rien.
Elle est morte il y a dix-sept ans
Près de sa vache et de ses poules
Un Allemand se servit d’elle
Pour écrire un très beau roman
Mais pourquoi l‘avoir magnifiée ?
C’était une clocharde, errant
Sans qu’aucun amour lui rappelle
Que l’être humain peut être aimé
Par autre chose que le vent.
Paix à toi par-dessous la terre
Rose Héré, fille de brume
Dans ton cimetière d’Ouessant.
Sans doute est-il bien imprudent
De vivre longtemps sur les îles
Sans y être né
Sans en avoir connu enfant
La merveilleuse absurdité.
Elles semblent ignorer tout
De l’ambition de l’homme adulte
Qui veut convaincre son prochain
De l’anarchisme apprivoisé
Du citadin dans une cage
Qui exalte la liberté, qui vote pour elle
Enfermé
Dans ce qu’il nomme sa vertu
Raymond Queneau dirait mon cul
Mais le temps des îles est ainsi
Qu’il y faut faire son devoir
Qu’il crée le vide si l’on ne va
Au bar, c’est un gros poisson argenté
A la vieille, au homard
Il faut mettre sa montre à l’heure
D’une éternité toute plate
Dont l’unique obstacle serait
Les caprices de la lune
Cette folle à tout jamais
Qui fait de la mer une femme
Aux menstrues quotidiennes
Si j’ose dire.
Cette gaieté dont je parlais
S’y manifeste dans des rires
A réveiller l’âme des morts
Autour d’une table où le beurre salé
Fait boire un vin très fort qui noie
Les soucis dans son encre rouge
Sans doute ce rire est précaire
Car l’océan fait sa rumeur
Mais c’est la vie guerre pour guerre
Moi je m’amuse quand tu pleures
Quand tu mugis je me réveille
Quand tu fais mal à mes amis
Je vais me battre en ta fournaise
Grand œil pour œil et dent pour dent
Œil de la mer
Dent de la vie...
Les îles ne sont qu’un tableau
Où l’enfance du monde
Trace à la chaux un mot sans fin
Que le temps trouble et qui revient
Dans le vent qui meurt et qui passe
Car tout ici meurt et s’efface
Ne seraient-elles pas un rêve
Que la mer aurait fait bouche ouverte ?
On y vient en foule l’été
Y déposer son air urbain
Ah c’est là que je voudrais vivre
Dit la demoiselle à son chien
Puis on repart. Déjà si loin
Le paradis. Mais on prend garde
A s’émouvoir de moins en moins.
Nous retournons sur la grand’terre
Après tout une île elle aussi
Et l’homme redevient une île
Au contact froid de son prochain
Dans les souterrains de la ville.
Ô Concorde Solferino
Ô Vaugirard, Sèvres-Lecourbe
Lèvres se courbent disait Fargue
Les visages crus de vos lignes
Me sont à tout jamais restés
Visages au moins pathétiques
De ceux qui rentrent enfin chez eux
L’œil mangé de cernes mauvais
Le métro je l’aime au matin
Quand les ouvriers s’y rassemblent
Rasés de frais, silencieux
Comme le sont dans la nuit bleue
Ceux que j’entends de ma fenêtre
Vers les trois heures du matin
Qui s’en vont pêcher la sardine
Ou plus loin le thon, ou encore
Beaucoup plus loin
Ceux-là sont les Mauritaniens.
Ils reviennent trois mois après
Leurs casiers remplis de langoustes
Roses et vertes qu’on envoie
Dans les restaurants fruits de mer
Des grandes villes.
D’être restés longtemps en mer
Les fait bégayer quelque peu
Comme si le rythme des vagues
Les empêchait d’aller plus loin
Qu’une syllabe ou deux. Ils butent
Sur les rochers de leur histoire
A force anecdotes salées.
Dans les rues du port retrouvé
Ils tanguent mais allez me dire
Si c’est le vin d’un bon retour
Où l’océan qui leur donne cet air penché
Leur démarche dit leur pensée
Elle va d’un côté de l’autre
Jambes arquées mains dans les poches
Les pêcheurs ne sont pas pressés
Et le dimanche à trois ou quatre
Ils goûtent peu la solitude
Ils font les cafés de la ville
Trop bien vêtus, ils se balancent
Comme des pingouins engoncés
Sans se parler beaucoup
Il n’y a rien de plus difficile
Que de tenir, je dis tenir
Une conversation avec un pêcheur.
Il est fuyant ou il se tait
Ou parle sans penser à l’autre
On le dirait happé par l’horizon
L’hameçon du ciel dans la langue
Le langage ne l’intéresse pas
A-t-il tort avons-nous raison
De vouloir parler à tout prix
Allez le dire ?
Avec lui on peut se payer
De belles parties de silence
A ne rien faire qu’écouter
Le métal marin en fusion
La mer ne rend pas intelligent
Mais elle empêche la bêtise
Je ne connais ni ne conçois
De pêcheurs bêtes comme peuvent l’être
Un avocat, un docteur ès lettres
Par exemple, et certes
C’est bien autre chose
Que ce qu’on apprend dans les livres
Qui les empêche de l’être
Je ne sais quelle connaissance
Toute nue toute crue
Qui ne touche pas à la parole
Le plus souvent source de ruine
Quand on la prend comme elle vient
Une connaissance qui laisse son homme
Intact, tranquille
Tout à fait indifférent aux autres hommes sur la terre
A moins qu’ils ne soient en danger
Indifférents à leurs tourments
Plus ou moins métaphysiques
Un homme en état de sauvagerie, un peu
Comme Rimbaud souhaitait de l’être
Mais il connaissait trop bien la langue
Française et latine
Pour en oublier les détours
Un homme en posture d’enfance
Qui n’a strictement rien à dire
A son prochain d’autre métier
Un homme avec la ruse la brutalité
La susceptibilité animale
Qui le rend parfois bagarreur
Mais aussi cette ingénuité
Cette bonne franquette du cœur
Ce goût de vivre
Je vous défie de rencontrer un pêcheur triste
C’est un mot qui n’existe pas
Dans son vocabulaire organique
Mais aussi cette étrange soumission
A la femme à l’épouse
Car la femme d’un pêcheur
C’est elle qui porte culotte
Son homme est en mer
Mais c’est elle qui lui conserve la terre
Sentinelle attentive
Dans une pièce ou deux
On y mangerait par terre
Tant c’est généralement propre
C’est elle qui tient les cordons de la bourse
Et donne à son homme le dimanche
Ou les jours de fête
De quoi s’amuser un peu
Aux boules à la belote au stade
Et boire un petit coup ou plus
Du gwinn ru qui râpe la langue
Et leur inspire des refrains
Que le soir dans les rues brumeuses
Leur grosse voix clame à tue-tête
On en ramasse quelquefois, c’est rare
On les accompagne chez eux
Leur femme dit : « Merci monsieur
Ah ma doué si c’est pas honteux
Va te coucher mon pauvre vieux. »
Quand la retraite aura sonné
Il viendra s’asseoir sur le quai
Les mains tordues de rhumatismes
L’oreille rongée par le sel
L’œil blanc d’avoir trop navigué
Dans la nuit, d’en avoir scruté
La menace dans les étoiles
Il regardera immobile
Comme ces Bédouins du désert
Sa belle usine sa maîtresse
Sa vie
Qui reviendra de très loin, là-bas
Lui rire doucement au nez
Sans rancune au moins sans rancune
Et son sang n’est-il pas salé
A force d’en avoir vaincu plus d’une
Dans ses tours d’un monde marin
Mais que d’amis perdus aussi, que d’ombres funestes
Au souvenir.
La mer est broyeuse d’histoire
Nulle trace humaine sur sa peau
Elle n’est pas comme la terre
Avec ses monuments commémoratifs
Ses statues. Les hommes ont besoin
De savoir que d’autres hommes
Sont morts avant eux
Pour la patrie ou par l’esprit
Ca leur donne cœur à l’ouvrage
Et combien ne vivent encore
Les malheureux
Qu’en vue de la postérité
Une belle croix sur le ventre
Et grands discours dessus leur boîte.
La mer s’en moque
La mer se moque des trophées
Des médailles sur la poitrine
Elle prend les hommes au début
De leur vie et les retient jusqu’à la mort.
Le passé d’un pêcheur dit bien
Son mouvement inéluctable
Il est très rare est-ce possible
Qu’un pêcheur n’ait pas eu pour père
Un autre pêcheur
On ne s’improvise pas
Homme sur la mer sur ses reins
Pas plus hélas que fonctionnaire
C’est dans le sang
Plus ou moins pâle impatient
Et puis mon Dieu
Il faut de tout pour faire un monde
Autant en emporte le vent.
Poèmes bleus
Editions Gallimard, 1962
Hors Commerce
Alfred Eibel éditeur, Lausanne (Suisse), 1974
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