Georges Perros (1923 – 1978) : « Qu’est-ce qu’ils seront mes enfants... »
(Photographie Michel Thersiquel/©Les Amis de Thersi)
Qu’est-ce qu’ils seront mes enfants
imbéciles ou impuissants
criminels de guerre de paix
prostituée j’ai une fille
aussi depuis peu Catherine
à peine six moi Allez dire
ce qu’elle sera Je les aime
et ne voudrais mourir avant
d’en avoir profité Difficile
à faire comprendre Egoiste
évidemment mais il faut croire
que l’homme nous est décevant
celui que nous portons en nous
aussi bien que celui des autres
pour que nous soyons à genoux
devant ces diables qui nous flattent
en nous traitant de tous les noms
et que si l’on mourait demain
ne se souviendraient de rien rien
qui nous sauve dans leur mémoire
ou si vague le souvenir
Une pipe un jeune sourire
qu’ils se diront jusqu’à leur mort
Ils se demanderont peut-être
D’où leur vient cette odeur ce rire
ce timbre de voix Les photos
leur seront de peu de secours
on oublie vite les visages
et je me rappelle très bien
lorsque pour la première fois
j’ai quitté mes parents Les gestes
de ma mère dans la cuisine
quand elle faisait à manger
c’est tout ce qui me restait d’elle
Mais son visage la couleur
de ses yeux devenus mystères
je les cherchais en vain Nos restes
sont plus vrais que notre présence
La chair et l’os devant les yeux
il suffit d’un courant d’air pour
en éliminer l’évidence
N’est-ce pas pourquoi solitude
qui fait le ménage des dieux
tu nous parais plus sûre à tort
car on n’est jamais assez fort
pour qu’enfin tu nous envahisse
sans qu’un Vendredi de renfort
vienne te trahir Si complices
les hommes de leur sort trop dur
la rime aurait voulu trop rude
mais non c’est dur Quand nous sortons
de notre chambre c’est misère
Mais il faut vivre notre affaire
est d’en faire beaucoup Pourtant
il y a toujours un moment
dans la journée et tous les jours
ce moment me dit son amour
où d’être là me semble blague
où pièce d’un jeu je me vois
sans que ma volonté s’y range
et d’être libre me démange
malgré cette condition-là
qu’on dit humaine dans les livres
qu’on dit autre chose à l’église
Mais quand on ne lit plus mais quand
le Dieu que les hommes nous disent
n’est plus qu’un fantoche perdu
dans les discours théologiques
de ceux qui croient sans être sûrs
que croire est le plus court chemin
d’un point de l’homme à son prochain
Alors on se parle à soi-même
dans cette eau qui coule et se perd
dans un labyrinthe d’où rien
ni personne ô chère Ariane
ne nous fera sortir C’est comme
un fauve tournant dans sa cage
ignorant de son sort Et l’homme
se demande à nouveau mais quand
finirons-nous tous ce voyage
Certes nous parlons entre nous
aujourd’hui plus que jamais Certes
nous serons bientôt affranchis
et noirs blancs jaunes nous serons
cette famille qui récolte
ce que chacun aura semé
Mais si les Dieux nous ont quittés
et qu’est-ce qu’un dieu je questionne
sinon nous toi et moi tentant
d’empêcher l’esclave et le maître
d’interdire toute pensée
qui fasse dire à l’homme en verve
Je suis avec les pauvres C’est
soi-même pauvre qu’il faut être
L’esprit est subtil et malin
souveraine la dialectique
Reste la vie de mon voisin
Ce qu’est un homme dans la vie
m’importe peu C’est son envie
d’être autre chose qui m’excite
Autre chose que seul errant
aux caprices d’une aventure
dont il pense tenir les rênes
C’est le quant-à-soi qui me rend
plus seul encor Je fais serment
de m’en tenir là mais à qui
Rentre en toi-même Georges et cesse
de te plaindre écrivant cela
qui te fait passer en douceur
le temps l’horreur de tes humeurs
le temps l’angoisse de tes jours
de tes nuits ce temps bel ennui
qui te donne permission
de le traiter à la légère
alors que sans lui mon garçon
ta langue serait moins facile
Se résigner crier pourquoi
La résignation est stupide
et la révolte pareille à
l’aboiement d’un chien fou C’est
Shakespeare par Cléopâtre
qui nous le dit avec raison
Et pourquoi d’être indifférent
ce rêve ? Sois intelligent
ce n’est rien moins que difficile
mais quoi nous faisons tous semblant
de l’être à la mesure aimable
Ainsi les enfants dans le sable
tracent-ils des signes qui sont
autant de certitudes signes
que prend en écharpe le vent
Ne vous étonnez-pas s’il tonne
s’il pleut à vous fendre le front
Ne vous étonnez de rien C’est
le plus sublime étonnement.
Une vie ordinaire
Editions Gallimard, 1967
Du même auteur :
« On meurt de rire… » (10/08/2014)
Marines (1) (10/08/2015)
« Les guerres n'est-ce pas... » (16/10/2016)
« Il y a un bruit près de chez moi… » (16/10/2017)
« Il n’y a rien... » (16/10/2018)
« Ces envies de vivre ... » (16/10/2019)
« Cette légère envie de se saouler... » (16/10/2020)
L’âme (16/10/2021)
Huit poèmes (16/10/2022)
Marines (2) (16/10/2023)
« Seul je me sens trop immortel... » (16/10/2024)