Georges Perros (1923 – 1978) : Huit poèmes
Début des années 1960. Georges Perros dans les bureaux du Télégramme © Collection Georges Perros
Huit poèmes
Quand j’étais p’tit
j’comprenais rien
asque disaient
les grand’personnes
j’faisais semblant
d’les écouter
le doigt protégé par le nez
le coeur tranquille
l’œil en arrière
et maintenant que je suis grand
j’comprends moins encore
c’est vexant
et les enfants qui me regardent
c’est xactement
quand je regardais mes parents
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Les hommes figures de cire
je les embrassai quelquefois
mais à présent je peux le dire
c’était beaucoup moins chaud que froid.
Les femmes seules me donnèrent
ce qui fait reculer la mort
et qui n’en est ni le contraire
ni l’équivalent Triste sort
que le nôtre en toute innocence
nous sommes libres pas assez
pour perdre en route notre enfance
aux dents longues au cœur blessé.
Elle est en nous comme une naine
qui n’en finirait pas d’aimer
un géant que l’amour malmène
au gré d’un désir exténué.
Ô mon cœur prisonnier poitrine
que ne puis-je vous dire aller
et qu’en vous toute ma vermine
perde sa vie à trop grouiller.
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Des vers, vous écrivez des vers,
Non, mais vous délirez, jeune homme.
Avez-vous compris notre hiver,
En épique époque ne sommes.
Vous avez raison. Je confesse
Que je souffre mal. Mais si Dieu
Refuse d’aller à la messe
Qu’y pouvons-nous ? Je fais aveu
Que les discours des plénipo-
Tentiaires me tournent le cœur.
Qu’on m’en veuille ou non, tout de go.
Je m’en moque un peu. Je n’ai peur
Que d’une ombre, que d’un visage
Sans fond ni forme, mais l’enfer
N’est rien auprès de ce naufrage
Et d’où nous vient ah d’où nous vient l’air
Qu’avec peine nous respirons
Et peu à peu nous empoisonne ?
Nous en mourrons, c’est sûr, mourrons
De n’avoir confiance en personne.
Car je vous demande entre nous
D’aimer est-ce vraiment facile,
Est-ce possible ? Nos genoux
Ne risquent plus de tomber pile
Sur quelque dalle que ce soit.
Nos puretés sont à revendre.
Je me ris de ce destin-là
Et mieux vaudrait aller se pendre
Une bonne fois haut et court.
Mais je te laisse ici, poème.
Le langage est furet. Il court
Sans se retourner. Moi de même.
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Mon cœur bredouille en ma poitrine
Comme une vieille horloge. Où est
Le clair tic-tac sonnant matines
Des premiers échos ? De ton lait
O tendresse ma très humaine,
Allons, me suis-je assez gavé ?
Sans doute est-il temps que je freine
Ma vorace perversité.
Car il est mauvais de s’étendre
Sur ton corps au sable mouvant,
Belle existence, cher néant.
Tu n’auras de moi que la cendre.
Hélas, comme notre saigneux,
J’aurais voulu te donner mieux.
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I
L’oiseau s’envola. Il se peut
Qu’à ce moment s’ouvrit le jeu.
Mais en vain cherchai la monnaie,
Le lot ne fut pour moi. J’essaie
De n’y perdre qu’à moitié tête.
Seule ma glotte va et vient
Pareille à la lampe-tempête
Qui fauche les yeux du marin.
Je ne veux m’en prendre à personne.
On peut toujours rester chez soi.
Et si c’est le diable qui donne
Ce sourd tremblement, cet émoi,
Cette clé d’or que l’on oublie
Dans les gouttes bleues de la vie.
II
Il perd son temps, puisque demain,
Ah que dis-je ce soir peut-être
Le cœur qu’il tient fermement en sa main
Peut s’en aller par la fenêtre.
Du cadavre que nous serons
Ne prenons pas impatience.
Si la chose se trouve, aimons.
Ne boudons cette juste chance
Qui fait semblant, fatalité,
De ralentir le sablier
Qui compte nos jours et nos peines.
Il rattrapera sans effort
Ces beaux éclairs de trompe mort
Pour empuanter nos haleines.
III
Si mon discours vous paraît triste,
Ou dérisoire ou rien du tout
- On dit que je suis pessimiste,
Mais non, cherchez un autre clou –
Descendez un peu sur la grève.
La mouette y jette son cri
Puis reprend l’envol de son rêve
Immobile. Je suis ainsi.
On a beau me faire morsure
Profonde, terrible à subir,
Je vais chercher de la sciure
Boucher de mon propre soupir,
La sème, afin qu’à nouveau luise
L’aube prochaine, et ma surprise.
IV
Alors c’est comme si, mémoire,
Tu ne tendais plus à jeter
Sur la piste de mon histoire
Que ton cornet à dés pipés.
Au chat qui me guette à mi-vue,
Au nuage qui fait le sourd
Quand le vent siffle et le remue,
Je donne ma langue. Et la cour
Où le linge danse polka
Aux bras des balcons qui fleurissent
N’entend plus résonner mon pas
Si lourdement. Qu’ils me finissent,
Ces instants d’humble éternité
Sans méphisto ni bénitier.
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Si vous me dites qu’ici-bas
Seule l’étude à quelque chance
De nous délivrer du fracas
Que fait notre corps en souffrance
Je dirai : vous avez compris
Vingt sur vingt. Mais je vous salue.
Dénaturez tous vos soucis,
Je vais prendre l’air de la rue.
Je connais vos refrains, merci.
Mais nous vivons trop mal, en somme,
Pour que j’aille y perdre mon si
Avant que le la ne se nomme.
Je veux monter la gamme, moi,
Très lentement, marche après marche,
Et si je galope parfois
C’est pour semer le patriarche
Qui prépare dans mes bas-fonds
Sa caverne méticuleuse
Deux et deux quatre font-font-font
Le sel l’œuf dur et sambre et meuse.
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Dans quel cirque m’entraînez-vous
Avec vos propos trop honnêtes
Pour ne pas avoir par-dessous
L’œil vitreux né de vieilles fêtes
Qui n’ont laissé que désarroi
Dans vos âmes mal préparées
A ne connaître qu’une loi,
Qu’une obéissance. Fanées
Vos premières fleurs. Ô plaisir
Tu fus cruel pour ces esclaves
Qui crurent un jour te tenir
Pour t’avoir vaincu dans les caves.
Tu me restes, plaisir. Je suis
Tout comme l’âne sa carotte
Ta bonne volonté. Voici
Le seul feu qui me ravigote.
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Les os la peau sac de voyage
la mort se nourrit lentement
je sens sa langue sur mon cœur
comme elle m’aime
je suis sa vie
je la porte je l’entretiens
mon vagabondage est le sien
elle sourit attendant l’heure
de me jeter dans le ruisseau
elle me laisse aller venir
me fait chanter la liberté
si tranquille au fond de mon corps
silencieuse elle déguste
l’illusion de sa morsure
de même que le feu
donne au feu nourriture
mourant de vivre
et vivant de mourir.
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Mon fils mon petit Frédéric
qui me dit viens boire un coup Georges
qui me connaît me reconnaît
et qui cependant m’oublierait
si je quittais demain la scène
et cette femme près de moi
que de larmes quel désarroi
à la suite du corbillard
où je ferai blême la planche
mais demain fauche l’aujourd’hui
le lundi n’a plus de dimanche
qu’un souvenir qui s’amoindrit
au fil des autres jours Mourir
n’est vraiment bon que pour soi-même
on vit à plusieurs on meurt seul
comme on l’était peut-être avant
que pour nous faire à deux s’aimèrent
notre père et notre maman
dans leur lit plein d’odeurs légères.
Hors Commerce
Alfred Eibel éditeur, Lausanne (Suisse), 1974
Du même auteur :
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