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Le bar à poèmes
23 juillet 2023

Jean Amrouche (1906 – 1962) : Le combat algérien

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Le combat algérien

 

A l'homme le plus pauvre

     à celui qui va demi-nu sous le soleil dans le vent

     la pluie ou la neige

      à celui qui depuis sa naissance n'a jamais eu le ventre plein

On ne peut cependant ôter ni son nom

     ni la chanson de sa langue natale

     ni ses souvenirs ni ses rêves

On ne peut l'arracher à sa patrie ni lui arracher sa patrie

Pauvre affamé nu il est riche malgré tout de son nom d'une patrie terrestre son

     domaine

     et d'un trésor de fables et d'images que la langue des aïeux porte en son flux

     comme un fleuve porte la vie

Aux Algériens on a tout pris

     la patrie avec le nom

     le langage avec les divines sentences

     de sagesse qui règlent la marche de l'homme

     depuis le berceau jusqu'à la tombe

     la terre avec les blés les sources avec les jardins

     le pain de bouche et le pain de l'âme

     l'honneur

     la grâce de vivre comme enfant de Dieu frère des hommes sous le soleil

     dans le vent la pluie et la neige.

 

 On a jeté les Algériens hors de toute patrie humaine

     on les a faits orphelins

     on les a faits prisonniers d'un présent sans mémoire

     et sans avenir

     les exilant parmi leurs tombes de la terre des ancêtres

     de leur histoire, de leur langage et de la liberté

Ainsi

     réduits à merci

     courbés dans la cendre sous le gant du maître colonial

     il semblait à ce dernier que son dessein allait s'accomplir.

     que l'Algérien avait oublié son nom son langage et l'antique souche humaine

     qui reverdissait

     libre sous le soleil dans le vent, la pluie et la neige en lui.

 

Mais on peut affamer les corps

     on peut battre les volontés

     mater la fierté la plus dure sur l'enclume du mépris

     on ne peut assécher les sources profondes

     où l'âme orpheline par mille radicelles invisibles suce le lait de la liberté.

 

On avait prononcé les plus hautes paroles de fraternité

     on avait fait les plus saintes promesses.

 

Algériens, disait-on, à défaut d'une patrie naturelle perdue voici la patrie la plus

     belle

     la France

     chevelue de forêts profondes hérissée de cheminées d'usines

     lourde de gloire de travaux et de villes

     de sanctuaires

     toute dorée de moissons immenses ondulant au vent de l'Histoire

     comme la mer

Algériens, disait-on, acceptez le plus royal des dons ce langage le plus doux, le

     plus limpide et le plus juste vêtement de l'esprit.

 

Mais on leur a pris la patrie de leurs pères

     on ne les a pas reçus à la table de la France.

Longue fut l'épreuve du mensonge et de la promesse non tenue d'une

     espérance inassouvie

     longue, amère

     trempée dans les sueurs de l'attente déçue

     dans l'enfer de la parole trahie

     dans le sang des révoltes écrasées

     comme vendanges d'hommes

Alors vint une grande saison de l'histoire

     portant dans ses flancs une cargaison d'enfants indomptés

     qui parlèrent un nouveau langage

     et le tonnerre d'une fureur sacrée :

     on ne nous trahira plus

     on ne nous mentira plus

     on ne nous fera pas prendre des vessies peintes

          de bleu de blanc et de rouge

          pour les lanternes de la liberté

     nous voulons habiter notre nom

     vivre ou mourir sur notre terre mère

     nous ne voulons pas d'une patrie marâtre

     et des riches reliefs de ses festins.

     Nous voulons la patrie de nos pères

     la langue de nos pères

     la mélodie de nos songes et de nos chants

     sur nos berceaux et sur nos tombes

 

     Nous ne voulons plus errer en exil

     dans le présent sans mémoire et sans avenir

 

 

     Ici et maintenant

     nous voulons

     libres à jamais sous le soleil dans le vent

          la pluie ou la neige

     notre patrie: l'Algérie.

 

Ecrit à Paris en juin 1958.

(Copyright Madame Jean amrouche.).

 

In, « Poèmes à dire. Choisis par Daniel Gélin »

Editions Seghers, 1974

Du même auteur : Ebauche d’un chant de guerre (23/07/2024)

 

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