Michel Leiris (1901 – 1990) : La Néréide de la mer Rouge
Picasso, Portrait de Michel Leiris VI, 28 avril 1963
La Néréide de la mer Rouge
(1934-1935)
Le soleil qui se lève chaque matin à l'est
et plonge tous les soirs à l'ouest
sous le drap bien tiré de l'horizon
poursuit son destin circulaire
cadre doré enchâssant le miroir où tremblent les reflets
d'hommes et de femmes jetés sur une ombre de terre
par l'ombre d'une main qui singe la puissance
O fusées
il y a trop longtemps que nous enchante
l'araignée solaire pendue au fil à plomb de l'heure
Echelon par échelon
la mort remonte de son puits
et la roue immobile révèle son squelette de rayons
Que toutes les pierres se fendent
et que les frondaisons se penchent
pour saluer cette Vérité dépouillée jusqu'aux os
une figure se dresse
au-dessus de la margelle ronde
qui auréole la profondeur
D'occident en orient
un voyageur marchait
serrant de très près l'équateur
et remontant en sens inverse la trajectoire solaire
Ses regards agrippés aux forêts
peignaient leurs sombres chevelures
et ses mains balancées selon le mouvement de ses pieds
caressaient les lueurs à rebrousse-poil
comme s'il avait entrepris de forcer le cours de son destin
d'heure en heure et de jour en jour
en le prenant à contre-sens
De lieu en lieu
la nuit oisive le suivait
Au bruit de ses pensées
il la faisait danser ainsi que font les montreurs d'ours
et quand la bête lasse se couchait
hissée sur la boule du monde c'était l'aurore qui se montrait
nudité fine étincelante et blanche
De l'Atlantique à la mer Rouge
fuyant l'Europe
le voyageur allait sans femme
autre que les idoles pour qui des cierges flambaient dans sa tête
et les sirènes imaginaires nageant
dans l'eau obscure de ses yeux
Il y avait beau temps qu'était enterrée la douceur
du clair de lune qui s'enroule autour de longs cheveux
et que l'amour ne lui était que paillasse à terreur
qu'on y dorme tout seul ou qu'on y couche à deux
Le couperet des jours signait les aubes glauques
d'un coup d'ongle fatal aux espoirs trop touchants
et de leurs cous marqués jaillissait ta voix rauque
guillotine du ciel qui tends tes bras méchants
La foudre aventurait son sexe jusqu'en terre
Les blés couchés lui répondaient en soupirant
poils d'or et les sillons amoureux du tonnerre
déchirés de sanglots s'ouvraient à tous les vents
C'était la peste et la misère Ombres et feux se poursuivant
dans la cave du jour où pourrit la lumière
lèpre si pâle au cou de l'univers mendiant
O tempête
Tes plis profonds ont pu rider ma bouche amère
et lacérer ce coeur qui pend entre mes côtes
tel un quartier de viande à l'étal d'un boucher
de trop de passions mon corps fut mauvais hôte
pour qu'aujourd'hui je marche autrement qu'yeux baissés
Éternel humilié dont le désir ulule
piètre amant j'ai toujours été l'ours mal léché
et je porte pourtant ivrogne émerveillé
au creux de ma poitrine une rose qui brûle
Telle devant la niche où dort un saint de pierre
foetus rêvant de tout son crâne déplumé
et muet dans l'utérus comme un mort dans sa terre
coule une cire que l'ardeur de sa flamme fait suer
Telle face au miroir qui quadruple la paire
de bergers s'embrassant entre les chandeliers
une veilleuse presque éteinte change en suaire
les draps du couple parental dont craque le sommier
Et l'enfant réveillé sent vivre le silence
troublé par ce seul bruit émané du fumier
des membres confondus grâce à la morne science
de l'amour qui ahane un jugement dernier
Il songe en écoutant son coeur battre trop fort
à l'horreur d'être adulte bien qu'il sente
se faufiler en lui ainsi qu'un filon d'or
cette flamme légère et toujours laminée
montant pour l'ex-voto ou le dessus de cheminée
Jeu des sexes bandés qui perpétue l'engeance
en flux et en reflux de pieuvres rejetées
j'ai toujours redouté l'abjecte effervescence
des corps secoués de soubresauts et des chairs hérissées
L'alcool a beau rouler dans mes veines hilares
délire torrentiel sans arche de Noé
ni drogue ni plaisir n'apaisent mes dieux lares
âpres au gain comme un soldat au sang versé
Je marche sous les cieux dont le désert est l'ombre
et compose avec eux un triste sablier
double cône où le temps est un bateau qui sombre
au Maelstrom engloutissant les passagers
Car il faut que la nuit succède au jour qui ente
ses rameaux éclatants sur un sol torréfié
il faut qu'après l'amour les corps suivent la pente
mauvaise à toute chose en mal d'éternité
Si les bolides choient les animaux s'endorment
Vues à distance les montagnes se déforment
et son ventre chargé de futurs ossements
fait de la femme pleine un sépulcre mouvant
Tout décroît La pluie est l'agonie du nuage
Le disque de la lune s'amenuise en croissant
Le ciel se meurt en vent quand les eaux le ravagent
et ses rides se muent en longs sifflets stridents
Le vent meurt en haleine quand trop de bouches le tétent
L'haleine expire en buée sur la vitre ternie
quand l'espace la suce impalpable squelette
qui pour seule règle de mesure a ses tibias blanchis
Ainsi la soif s'étanche Ainsi la fleur se fane
Du zénith au nadir des passions assouvies
vaincu le sexe tombe en astre tournoyant
et l'unique immortelle est la rose-des-vents
Il disait
et sa voix se mêlait au bêlement des chèvres
au cri des coqs au rire des filles dans les villages traversés
Derrière lui les pays se refermaient comme des lèvres
ouvertes un instant pour la morsure ou le baiser
L'Afrique se dénudait
rejetant les bijoux qui tintaient entre ses seins proéminents
et des chants la secouaient toute entière
comme un vent de tornade
tandis que le sang lourd des sacrifices coulait entre ses jambes suantes
menstrues éternelles et violentes
Épiant les augures d'oiseaux
fidèle à sa boussole à la pointe bleu nuit
l'homme passait
et dédaignait les femmes qui lui offraient leurs statures musculeuses
leurs chairs gaufrées d'effigies ancestrales
et parfumées d'un relent aigre malgré les fards dont leur peau était ointe
pareille à leur mémoire fardée d'un sédiment de mythes
Plus seul qu'un plomb de sonde
il courait l'univers
et partout son ombre le suivait
double de lui-même écrasé par la honte
de cette errance sans espoir dans une vie sans cœur
Loin vers le nord
dans un port de la Méditerranée
au fond d'une taverne borgne
un homme aux vêtements fatigués
chantait la rose et le cristal
Sa voix rampait jusqu'à sa bouche
hors de son coeur qui lui tirait les chairs
Tel le poids d'une balle dans le ventre
l'amour le casse en deux quand il le touche
D'un geste bref s'il vide un verre de vin
je bois l'eau pure de ma mort
D'un coup de main si avant de chanter
il replace sa ceinture
la crasse de son veston lustré
est son unique lest sur terre
L'ombre pend au soleil
comme une bannière à sa hampe
comme un nouveau-né à la mamelle nourricière
comme une amoureuse aux deux bras noueux qui prolongent un torse
L'homme pend à son ombre
comme une corde à la potence
comme une charogne au noeud coulant
comme un hibou au chambranle d'une porte
Ainsi l'homme pend au soleil
comme un trophée à la muraille
comme un été à son printemps
comme une tête à ses cheveux
et quand le soleil de midi scalpe l'ombre
l'ombre renaît au coeur de l'homme
et quand le soleil descendu étouffe l'homme
l'ombre renaît corps de la nuit
dont toutes les cuisses ouvertes pour l'amour sont les colonnes
Murs moisis j'aime les longues traces d'étoiles
que laissent les affiches déchirées les plâtras
la suie des cheminées et les papiers criblés de fleurs
dentelles aux dessous mal soignés d'une femme
Dans sa mémoire où les villes montaient
toutes clignotantes de lumières et de frissons
des marchés étalaient leurs denrées sur les places
et la foule ondoyait ainsi qu'une moisson
A pleins paniers les trafiquants offraient à tous
les richesses du monde
claie d'osier où nos vies sont groupées en rosaces
écailles froissées mimant l'asphyxie des poissons
Dans les hôtels meublés champignonnaient les râles
des amants accouplés ô huître en qui mûrit
la perle du plaisir sous la nacre du mâle
quand les flots radoteurs battent leurs vieux tapis
La ruelle s'éveillait pour les querelles de ménage
cris et coups pleuvant dru après la pâmoison
L'enfant battu pleurait de ses yeux gros de nuages
ocreux qui survolaient la fétide prison
Dans des chambres perdues de grises accoucheuses
prenaient le bain de sang qu'il faut chaque matin
à leurs mains délabrées - froides ensorceleuses
qui fourgonnent les chairs plus âprement que des putains
Aux vitres se posaient les maigres faces blêmes
d'orphelins nourris d'os et vêtus de sarraux
couleur de l'insoluble et mobile dilemme
qu'imprimait sous leur front le givre des carreaux
De grands oiseaux fuyant la terre bâtissaient
des cercles que jugeait encore trop étroits
le regard de l'enfant s'il heurtait la paroi
du ciel grandi par la souffrance de son oeil
comme un étang blessé par le jet d'une pierre
Enfant toujours perdu es-tu fils de ton ombre
accrochée à tes pieds poulpe d'encre ou boulet
du forçat qui mesure son destin au nombre
des chaînons liés à lui schéma de ce qu'il est
Es-tu né du soleil qui troue les robes claires
dore le ventre et donne sa chaleur au lait
ou bien ta mère est-elle une punaise de calvaire
qui te mange le coeur et te sèvre à jamais
Enfant tournant en rond au préau de misère en noir sur blanc ainsi qu'une cible apparaît as-tu fini de déchiffrer le syllabaire du trou de la serrure antre gras de secrets?
de broussaille en broussaille il malmenait son coeur loin de toute possibilité d'aventure confortable ou d'os propre au jeu par quoi l'on oublie la vie maligne
Rotterdam à l'odeur de goudron Amsterdam sec comme la pierre Londres breuvage amer dans un silence ouaté Le Havre paupière ouverte sur la mer
de long en large et me ressemblent
par un vent fou
près d'une mer couverte d'une croûte d'immondices qui m'a donné la fièvre
Dans une nécropole poudreuse califes et mamelouks reposent au delà d'une montagne de détritus
Vorace chienne mon ombre infatigable m'y conduit aujourd'hui
à l'hôpital chez moi ce ne sera pas ma tête mais mon corps qui sera la fourmilière
la douleur te tranchera et la rouille des ferrailles amour te recouvrira
ni de cravates anglaises Vieille crainte de l'enfance l'obscurité me mangera
c'est mourir en bateau pour que simplement on me donne à manger aux poissons
et des mouettes voleront écrivant au ciel qui me damne mots qui me suffiront
couche une femme au ventre avide aux yeux perdus signaux qui bougent pendus à sa face livide
sa bouche suceuse est exsangue son cou est à jamais coupé mais ses deux bras sont une cangue
dont j'ai rêvé presque au berceau j'irai vers ses lèvres neigeuses elle bâtira mon tombeau
comme le Vésuve ou l'Etna et de mon âme aussi creuse que le gouffre de Padirac où coule une rivière si lente
tête lourde il allait mordu à chaque pas par l'angoisse couvant comme un feu sous la cendre et son ombre tenace à qui la nuit tendait les bras et sa gorge fanée goudronnée de sanglots guettant les suppliciés la vieille néréide qu'on appelle l'Amante-aux-reflets-de-couteau
femelle de mon ombre et foudroyant pavot puisque je dormirai en elle jusqu'aux ides du mois vague où la terre ouvre grands ses caveaux
riches de fêtes et tendues plus que la peau du tambour mat qui accompagne vers sa tombe le conquérant croulant d'ennui et de drapeaux
de l'avenir gavé d'espérance et de mots mais je suis prisonnier de cette ombre que lèche la gorgone qui n'a que les os sous la peau
Cave d'alcool trop fort Mère pas assez tendre Lichen poussant sur les décombres qui me hantent Reflet profond des yeux dont des pleurs vont descendre
le tourment perpétuel qui enfle mes poumons jusqu'au jour où les cieux et moi nous craquerons plus secs qu'un ongle ou qu'une dent qui se déchausse par le soleil qui déchirait dans tous ses pores la loque de son ombre soudée à ses pas comme un corps de cheval au torse d'un centaure
l'écume hoquetante au bout de ses souliers En haut filait le jour qu'étayent les deux pôles parmi les nuées qui bâtissaient des marches d'escalier
le coudoyèrent en riant aux éclats puis leur regard s'embua sous leurs tresses rebelles aux épingles d'argent qui frémissaient comme des mâts
par-dessus les dauphins onduleuses épaules et comme un doigt pointé se figeait la boussole qu'il avait voulu prendre pour unique horloge
Artères Ponts Rails Sillage des avenues Chemins qui défoncez l'espace à coups de pied désorbitez le temps Et donnez-nous le sang du ciel bleui par des veinures inconnues à nos yeux fatigués de son lent tournoiement
mais le flux le rejeta Peut-être n'était-il pas assez gras mer Rouge
un navire passa
Remorqueurs le vent secoue vos crinières noires quand vous faites l'amour
écumeuse de la mer Rouge
Est-ce ainsi que renaît votre haleine embrasée ombres des désespérés?
Haut Mal suivi de Autres lancers (1924- 1968) Editions Gallimard (Poésie), 1969
Du même auteur : Liquidation (25/06/2014) Les veilleurs de Londres (25/06/2015) Léna (25/06/2016) Présages (08/07/2017) Hymne (08/07/2018) Les pythonisses (08/07/2019) Le fer et la rouille (08/07/2020) Les Aruspices (08/07/2021) Avare (08/07/2022) |
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