Michel Leiris (1901 – 1990) : Le fer et la rouille
Le fer et la rouille
à Jacques BARON
Si je passe l’espace crie et le sabre des minutes
aiguise son tranchant d’os sur la meule du temps
les chiens d’orage jappent entre les courroies
engendreuses d’étincelles et de tournois de lances
le sable coule le long des escaliers du sang
chaque marche est une ogive portail ouvert à deux battants
passent des aigles qui circulent à travers le val vierge des os
un squelette rompt la corde Silence Indice des lèvres
des lèvres éclatées qui saignent au berceau
gonfle l’audace des sortilèges le jeu des bagues et des fléaux
tambour voilé brûlé le soir par le spectre des siècles
la serrure siffle quand je parle même à voix basse
la clef m’invite au bal des ferronneries
sanglots si longs Carthage surnaturelle
les poutres frêles brisent l’espace
le silex est un aigle au vol sinueux d’exil
ses ailes sont des couteaux qui ancrent dans la terre
un circuit majuscule mais que le feu saura franchir
armure de l’évidence
Vous savez bien que je pleurerai peut-être
si les biches marines en légèreté d’alcôve
trépassent avec les orgues qui brûlent sous la mer
Gorgone mielleuse
apaise la rigueur et le fiel des conflits
la fête vespérale décoche encore quelques fines ossatures recéleuses de
délices
comme les armoires quotidiennes où se défont les corps humains
Une lampe
un château qui baille de toutes ses grilles
un règne de batiste affolée Douce dentelle
les conjugaisons traversent la plaine en attelages de fantômes
balancent la flamme triangulaire
et tombent tout-à-coup comme le drapeau du laboureur
carnage originel sous couvert de la foudre
O sueur de carême lasse
Le soleil dédoré mangeur de coups de hache
abandonne le radeau du silence
comme 2et 2 font 4
Il se penche et va frôler le pavillon de lueurs
le sextant noir des poulpes
le crime des pôles oublieux de leurs stèles de glace
comme mes mains ignorantes oublient les pierres qui imprimèrent à mes deux
paumes
les planisphères de sang et d’os
Laquais d’ennui
grêle d’ossements tombés des nuées
si le soleil une seule fois me parlait à l’oreille
hissé sur l’escabeau de l’ouïe
je lui tendrai la corde raide des sensations tactiles
la perche traîtresse des regards
il s’ennuierait entre mes doigts comme un serpent de flammes
serpent ruisselant de têtes
et pourri de sanglots
In, Revue « La Révolution surréaliste, N°8, Ier Décembre 1926 »
Du même auteur :
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Les veilleurs de Londres (25/06/2015)
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