Jean-Pierre Duprey (1930 – 1959) : « Il neigeait toute ma vie sur la douleur... »
Première Yeuse.Il neigeait toute ma vie sur la douleur, et voilà, au fond de moi
je reconnus cette neige, au fond de toi, je la buvais, au fond de nous était un
corps ; j’étais le froid et je savais... Ton nom grandissait, ta voix brûlait, le feu
sortait du sang...
Deuxième Yeuse. C’est le bonheur, me dis-je, la neige de mon bonheur ; mais
derrière encore sortait l’océan, et mes démons, et les démons, Le feu de neige
apparaissait sur les cités des loups, à l’heure maudite des fées perdues et des
pierres ; et j’étais là, mon cœur percé, la rose de ta douleur broyée sur le
visage...
Troisième Yeuse. Un nom était de trop ; nous le tirâmes au sort. Le crépuscule
marqua ses morts, et, parce que j’entrais en toi, tu me donnas ton nom. La
neige de la douleur luisait sur toutes les rampes ; la neige de tes couleurs sortait
en moi ; les murs se rapprochaient ; et désormais entre nous deux, un seul cœur
fila le sang. La mort avait le pied, son pied de neige, croché derrière une
ombre...
... Alors vint le dégel. Il sera, m’a-tu dit, comme cette ombre mauvaise de
demi-lune que je vois dans tes yeux ; il viendra à l’heure H où les corps se
reforment, où les visages prennent cette teinte éperdument fatale de la neige
piétinée. Enfin vint le dégel... et nos visages étaient sanglants... Je me levais
au fond de toi et je naquis...
(L’ombre sagittaire)
La Forêt sacrilège et autres textes
Editions le Soleil Noir, 1970
Du même auteur :
Une rivière coulait au milieu d’un bois (13/12/2016)
Où que j’erre (13/12/2017)
Le condamné à vivre (13/12/2018)
Foi, les choses (13/12/2019)
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