Paul Dirmeikis (1954 -) : L’anneau des frontières (XII - XVIII)
L’anneau des frontières
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XII
D’où viendront les mots qui parlent de la douceur
terrible de ces mains serrant mon âme
quand le soleil va tissant des souvenirs
aux plaines perdues aux plaintes des arondes ?
D’où viendront ces mots qui disent que je partirai
je sais sans avoir goûté tout de cette terre ?
Mon pas se ralentit déjà ça se sent
à l’empan plus court des jours ces jours
qui passent
sans traces avec l’aube pesant sur l’épaule
comme le bras d’un frère sur d’anciens songes
Je m’ennuie dans les villes aux vains mouvements
Qu’on me laisse du temps pour te regarder
ôter encore au ciel son tissu blessé
pour lisser aux yeux la mer qui se retire
Je cherche une maison où personne n’est mort
dans l’ombre d’un soir quand le cœur fait si mal
Je tournoie dans les vents mon cœur est tendu
Il manque du souffle à l’esprit de mes lieux
Il manque comme une saison à ma flottaison
Au fond du jardin ont poussé tant d’errances
D’où viendra le fil des jours menant au seuil
ce fil qui mesurera la distance
entre la pensée et la rosée entre
la résurrection des lointains voyages
et la certitude de se tenir ici
entre la nécessité et la terreur ?
XIII
Nos mots sont le granit où se gravent nos mots
ceux qui sont dits comme ceux qui sont tus
sont au foyer
galets nous nous polissons des doigts
et des salives et les veines de la pierre
sont nos rides
s’élèvent les oliviers dans notre âme s’y tordant
comme des flammes et s’y enterrant bien plus loin
prends ma vie : qu’elle soit la tourbe courbée de
patience et d’ambres qui sèchera à ton ventre nu
sur chaque pas un palmier déplie sa rémanence
d’ailes et se recoiffe dans l’air et se tait
nous sommes le verger où tous les rouges fruits
nous assoiffent et nous savent désaltérer
de leur jus des jours
au port de tes jambes accoste ma mémoire
s’arrime ma mémoire même dans la fuite
qui t’enjambe
à l’aisselle ton santal à l’aine ton santal
dans tes saisons et sur mes lèvres s’étend sa cendre
nous ne nous sommes pas rencontrés
quelle illusion ! nous avons plissé sans savoir
le même chemin
entre nos corps s’est glissé un ange pollen à nos
flancs qu’effleurent nos paumes
quand nous nous endormons
nos pluies sont immobiles nos pluies unissent les
cordes de ton cri que tu tais quand sur nous
il pleut
par cœur la marée nous la connaissons qui nous
découvre comme un drap et sa laisse nous laisse là
près des vignes notre premier baiser a mêlé ses
sarments au serment de l’être à chacun sa vigne
c’est la crique où nos regards crissent où se croisent
la fleur et l’absence que tes pas t’ont menée
nous sommes sortis l’un de l’autre comme cigale
hors de terre nos paupières se frottent à nos joies
écoute la mouette cardant tes genoux
le temps se déchire comme au ciel un tissu écarté
le premier enfant vint d’un monde que nous serrions
dans nos bras sans le savoir sans y boire
le deuxième enfant vint d’un monde éclos par nos
souffles plus éblouissant qu’un souvenir
le troisième enfant vint d’un monde encore
lointain au faîte du futur des rouges-gorges
il n’est d’autre maison plus vaste que l’enceinte
de nos vies avec le ciment des caresses
quelle fougère plus ignorée saurions-nous
déplier que celle où nos vingt doigts
se sont fossilisés ?
je suis la coquille d’où coule ton sable
tu es la coquille où mon sable s’est fait pierre
nous gardons à nos doigts la trace d’une poussière
qui blanche qui crue s’élève de nos soupirs
tu es mon cairn corps où ce qui ne s’oublie pas
caresse aux cornes de la mort
et si notre chant dure c’est que le geste est
toujours au commencement de ce dont nous
nous souviendrons
XIV
(MEMENTO MORI)
Là-bas derrière la vitre des haleines
on bâtit des maisons sur la colline
Vous qui viendrez tiendrez-vous compte de
la direction du vent de ses traces
posant votre peine sur des feuilles volantes ?
Là-bas je vous verrai dérouler vos souvenirs
comme des tapis couvrant le ciel
d’ailes de poussière
choisir cette place où le passé se verra bien
Approchez du ruisseau je vous montrerai
le merisier aux branches nues frissonnant
de mésanges qui viennent telles des caresses
prendre au ciel une graine de ma mémoire
partant et revenant comme un cœur qui bat
un regard furtif sur des jambes de femme
Foulez mon jardin vous verrez que l’au-delà
est plus près de nous qu’un mot très doux
qu’une mère
peut murmurer au soir qui va bientôt tomber
Vous verrez l’herbe en sait davantage que nous
sur comment il convient de bien plier sa vie
selon les points cardinaux quand le froid presse
notre pas et le dirige top loin de nous
Mouillant vos pieds aux choses sûres
vous saurez que votre nom comme au tableau
des classes s’efface dès qu’on tourne le dos
Il faudra d’une main sèche refaire devant soi
le blanc lié soigné des lettres
nous attachant nous retenant les uns aux autres
comme aux branches des mots des feuilles
Frappez aux carreaux vous verrez que j’ai préparé
votre départ avant d’ouvrir mes tiroirs
Vous verrez que ma maison s’appuie contre le ciel
comme un ami blessé sur l’épaule du temps
qu’elle se tient par la grâce seule des paroles
autour de mon cou cette écharpe chaude
Vous verrez qu’un rire de mon fils
suffit à déplier dans le vent
ses murs blancs ses ardoises noires
nappe qui s’écarte dans l’été
plus phréatique que nos secrets
Entrez dans ma maison et vous verrez
que tout y est sable et lentes marées
de celles qui emportent les cendres
des morts posées au trou creusé de l’âme
De vos doigts incrédules vous lisserez
les manteaux posés en tas sur le lit
car mes invités quoique introuvables
sont plus nombreux qu’au ciel les étoiles
Le vide des chaises n’est jamais celui
qu’on pose et si un semblant d’errance
âcre encens s’élève des livres ouverts
c’est pour montrer que chaque heure qui vient
est une pierre brute que le Chant
doit pénétrer pour y poser son feu
Vos paupières se fermeront
et vous vous souviendrez
de ceux qui s’en sont allés rejoindre l’indivis
Vos larmes seront plus légères que des moineaux
malgré les murs de votre souffle couverts de peurs
Vous oublierez tout puisqu’on vous oubliera aussi
Ignorez-vous que nous sommes
semblables aux nuages
que l’invisible emplit pour être révélé ?
Les chambres son vides et je danse devant vous
réduisant toujours plus l’empan de mes chemins !
Repassez le ruisseau et là-bas chez vous
sur la colline du très loin vous serez
tout près de cette coupe vide
où vos lèvres se sont blessées
Mes mots comme des larmes
de sang vous préviendront
d’à quelle distance
je me tiens
XV
Tout va si vite aussitôt que l’on fait
cœur clos les mêmes gestes
dans une coulée de jours
lorsqu’ils se coagulent à tant se succéder
dans une âme qui s’est émoussée
ainsi qu’un gond à l’huis lourd du temps
Mais nous c’est autre chose
aucun de tes baisers n’a jamais eu le même sel
au ventre de l’ambre des vents
rougeoie toujours ce moment qui n’est qu’à nous
à ton pli de l’aine c’est ma prière
qui s’enlie de colonne en colonne
tu es mon cloître avec ses laines de marées
Tout va si vite aussitôt que l’on dit
écluse close les mêmes mots
dans un canal de sable
lorsqu’ils se déshabillent à tant se vêtir
dans un chant qui s’est émoussé
ainsi qu’un rocher aux caresses des vagues
Mais nous c’est autre chose
aucun de tes refrains n’a jamais eu le même fruit
au centre de l’ombre des murmures
brûle toujours cet écho qui n’est qu’à nous
à ton pli des lèvres c’est ma prière
qui s’envole de frelon en frelon
tu es ma nef avec ses linges de nuages
Tout va si vite aussitôt que l’on voit
miracle clos les mêmes fièvres
dans un couloir de grains
lorsqu’elles se consument à tant s’embraser
dans un amour qui s’est émoussé
ainsi qu’un souvenir au verso des pages
Mais nous c’est autre chose
aucun de tes regards n’a jamais eu la même nacre
aux cendres de la chambre des brumes
flamboie toujours cette fleur qui n’est qu’à nous
à ton pli des moissons c’est ma prière
qui s’enivre de festin en festin
tu es mon âtre avec ses manteaux de voyages
Ce sera toujours autre chose
XVI
Tends tes doigts vers l’ouverture barrière
avec le pain du jour sur ta paume
Accueille les clameurs du coq les plaintes
telles de longues tables griffées
aux lèvres asséchées
de tes rêves
tressant l’ombre comme un chèvrefeuille
trace un peu de son chant
tout contre le silence
Tends ton esprit vers la marge
vers l’odeur d’amorce d’
un silex éclaté
Souviens-toi des pelouses arrosées de l’enfance
des tourniquets d’eau que tu traversais en criant
tel une hirondelle aux cuisses blessées
Tends tes doigts vers l’exil des libellules
vers ce vide aussi infaillible
que la terre brûlée des murs
N’accepte jamais qu’un papillon comme masque
funéraire
car ton jardin n’est pas plus lourd que
ces nuages
s’éloignant dès que la cour carrée
résonne sous des sabots anciens
Sois plus étranger plus insolent
que le sommeil des oiseaux
de nuit
plus innocent que l’estran du ciel
XVII
à la barrière en bas du jardin là-bas sont des morts
qui s’échouent
des vagues qui achèvent leur chant des clés
et des gants égarés
des étoffes de brun piquetées des dentelles
des songes d’araignées
il est quelle heure ? on demande encore en fin
d’après-midi quand la vie
s’agenouille sans savoir pourquoi ou bien
c’est le matin quelqu’un
est parti on a essuyé la table on regarde dehors
les jointures du ciel
on laisse sonner le téléphone longtemps
comme un nœud qui se serre
à plus loin on reporte les choses on écoute
les longs trombones
du temps s’est éteint le bâton d’encens
de la journée on est nu
au fond du ventre le vent coince ses pans de robe
sous le silence
des vieux journaux on prolonge l’absence
on la mâche longuement
là-bas à la barrière où l’hiver déjà s’agrippe
et déjà pèse
là-bas à la barrière en bas du jardin quelqu’un
attend on cueillera
des mûres entre les accidents des ronces les morts
aussi ont droit
à nos caresses à nos doigts qui saignent
on percevra un écho
on le serrera contre son cœur comme un nom
retrouvé trois nuages
se détacheront des paupières comme des pétales
de chagrin
au loin un enfant tire une carriole sur les cailloux
des heures
ses doigts collent de résine des étoiles
dans les genoux
sous ses sandales la poussière ancienne
des mauvaises nuits
là-bas à la barrière retenue à ton sang d’un anneau
de corde usée comme de maladroites paroles
d’adieu
en bas de ton jardin là-bas à la barrière les herbes
ne sont pas encore coupées peut-être des bêtes
te guettent ont peur disparaissent
avec leurs guerres
furtives et leurs ombres abandonnées
dans la terre on imagine des secrets plus ivres
qu’une femme peut l’être à l’aine des confidences
trempées de cendres et de fièvres
de péchés ondoyant
comme blés en été des dialectes où poser sa tête
pour une nuit sans mémoire qui se froisse
sans larme derrière sans broderie d’odeurs
là-bas on est appelé par des miels secs
de fond de pot
par les bougies flottantes des soirs de fête
les nappes tachées de lunes mauves
la bretelle a glissé de l’épaule
comme un orage menaçant là-bas
là-bas en bas de toi à la barrière on devine un quai
qui donc viens-tu accompagner dans cette pluie
qui s’émiette
dans la lumière pour la plus grande joie
des remords
on a l’âme pétrie de marées cruelles et les lèvres
comme des rocs grêlés de serments oubliés
on agite sa main comme un essuie-glace
et la maison
s’enfonce plus loin dans la nuit à chaque passage
quelqu’un plie sa chemise sur un dossier évidé
le silence mordille l’aigre aisselle du temps là-bas
à la barrière en bas du jardin là où on t’a dit de ne
pas approcher
quelqu’un descend et le mensonge se prolonge
dans le ruisseau
XVIII
L’espace d’un instant je crois reconnaitre
le goût du jour je pose mes outils contre
la main se méfie du mufle
on craint toujours la morsure
il faut pour respirer saisir la pluie
elle ne me répugne plus la rouille
se referme la boîte à lettres vide
l’os fait son chemin sous la peau
peut-être je me dis peut-être
c’est bien de lisser l’aile
de ne plus cueillir aux paroles
de poser sa main près de la main
je frôle les orties du silence
le cœur peut s’y blesser
tant qu’on n’a pas perçu
l’appel à donner sa voix
souvent je me dis souvent
il est cruel de se dénouer
pour sembler simplement plus grand
la forme çà se perd sous le vent
pour écouter il faut glisser
sa cuisse contre le soir
serrer la clé jusqu’à la marque
disposer les reflets tels un bouquet
l’espace d’un mot je crois réveiller
le sel dans la terre je brûle mes lèvres contre
je trace des sillons au devant du pas des morts
on espère toujours qu’ils vous remettent
sûrement je me dis sûrement
que la fin du jour et l’aube
ont même sang et même robe
qu’un seul espoir sait relever
je reprends mes outils je reviens
encore au centre de ce son
que la patience fait en frottant
ses mains pour se réchauffer
L’Epaule d’Orphée suivi de L’anneau sans frontières
L’Eveilleur, 22190 Plérin
Du même auteur :
Laudes du bois (20/04/2019)
L’Epaule d’Orphée (21/04/2020)
Laudes du feu (21/04/2021)
L’anneau des frontières (I-XI) (21/04/2022)