Paul Dirmeikis (1954 -) : L’anneau des frontières (I-XI)
L’anneau des frontières
I
Encore en moi maints gestes terminent cette course
où nés avant de naître ils naissent de n’être pas
Ils poursuivent entre mes bras leur destin de silex
commun aux brumes des îles et aux départs des femmes
Je ne suis sûr de rien ni même du doute
En bien des terres lointaines j’ai mes servants pieux
récoltant cette épice d’être plus qu’on ne peut
(le frottement de maints exils exhale ce nom que nul ne m’a donné)
Jamais vos paroles ne viennent de vous
Jamais je ne sais quand partir ou me taire ou m’extraire
de ce geste qui en moi se poursuit, promesse de parfums
à la croisée des manques et des entre-deux
Saurai-je un jour cesser de migrer porter le message
du silence pour le silence ?
Ce nom mon nom quand l’entendrez-vous ?
Pour que la trace s’efface et que s’achève enfin
cette époque de l’être loin du sommeil des femmes
et de la reconnaissance aveuglante des lettres
II
Vers toi vogue ce qui s’émigre vers moi
la sereine traîne de l’amande qui s’écarte
le lent affolement perlant des fougères
lent et plus douloureux que la lampe que tu vas éteindre
lent et plus doux que l’heure qui vient encore
Sur toi tremble ce qui se défait sur moi
la céruse du ciel cerise qui se défroisse à ton aine
vers cette glaise des choses que tu attends encore
ta main s’est posée contre l’écume des ombres
sens-tu la trame des frelons sous les trilles des frelons ?
En toi s’embrase ce qui se déchire en moi
cet étonnement de se reconnaître et de naître encore
Oublions-nous mon épousée lorsqu’en toi je prolonge
les prophètes du vent saignant des jasmins
ton regard est plus terrible que le dernier mot qui est tu
Par toi s’interroge ce qui se traverse par moi
sur mes lèvres brûlent encore ton sel et ton profil ouvert
plus loin que nos paumes et nos plaies se dénoue le baiser
du plus loin des baisers celui qui dans la gloire d’attendre
vide chacun l’un de l’autre comme l’éclair d’un instant
III
Êtes-vous d’une autre patience
que celle du sel à ces lèvres
du sel qui sèche tel une syllabe
contre une nasse ou un mensonge
pêcheurs sous un pluvier figé
ratissant la mer comme on ratisse l’âme ?
Et toujours ce que vous trouvez
reste un mystère à ceux qui s’assoient
sur la grève croûtée de coques
espérant qu’un secret reviendra
sous le jusant et qu’à la laisse
encore affleurera leur enfance
qui toujours les tire et retire ce qu’ils sont
C’est un vaste cimetière
que ce regard qui vous embrasse
qui convie aux noces de vos souvenirs
et de cette craie des écumes
n’ourlant jamais du temps les mêmes plages
Si à l’horizon vos voiles
sont blanches c’est qu’elles n’existent
qu’en ce désir qui vous fait l’âge
IV
Et c’est sous d’autres vents que s’avanceront
ceux-là soulevant les pierres comme on soulève
un rêve où les cheveux aux algues se mêlent
aux vagues les voix et les aisselles au sel
Le sable se plisse comme au regard le temps
Ceux-là qui passent devant ne vous voient plus
dans la peur d’un pas d’effacer votre pas
Chaque nacre ramassée est une trace
que l’on lave dans l’âme des en allés
Vous vous mettez à croire ici que la vie
est une marée le jusant vous dévoilant
porte en lui déjà le lit que l’on défait
les lèvres que l’on baise le ballet des langues
Longtemps vos mains se mettent à trembler
dans l’ornière du chemin qu’elles retrouveront
Vous vous mettez à croire que personne
ne part que ceux-là qui s’éloignent toujours
sont un leurre semblables aux trains dans la nuit
ainsi que celui qui grave au cœur un nom
oublie qu’on l’avait déjà en lui tracé
bien avant qu’une seule lettre en soit lue
bien avant que se lèvent ces autres vents
sous lesquels s’avancent ceux-là qui soulèvent
leur âme comme on soulève un drap
Reconnaissez-vous le disparu ? Mordez
en sa mémoire retrouvez vos rendez-vous
tissés dans le silence Courez le long
des grèves criez échouez-vous contre
son absence et ce sera sous d’autres vents
sur d’autres lèvres que vous rêverez !
V
Où se trouve la terre où mon pas sera juste ?
Là où s’ouvre et souffre l’alliance des pères
sous la masse des cuisses la mousse du soupir
aux soirs si près d’eux qu’ils en mordaient les berges ?
J’ai offert aux nuages l’anneau des frontières
mes phrases fermées par l’empan des prières
Où se trouve le corps dont ma sueur est la crue ?
Où migre et gémit le sel des fenaisons
sous le péché des pages la pliure des robes
sous ces semblants si suaves qu’on y lavait l’âme
J’ai promis aux herbes la couronne des haleines
mes bras décloués par la rose des sommeils
VI
Sur la grève des jours qui changent
je déposerai mes habits abîmés les anciennes cartes
les chevelures perdues
et les cadres dorés où dorment ceux qui restent
Je les déposerai là car l’âme vers l’âme encore se déroule
Sur la grève des jours qui viennent
j’étalerai mes visions la nacre et l’histoire hésitante
des arbres nouveaux
l’émergence des choses au retrait de la mer
et les certitudes cendrées des oiseaux
Je les étalerai là car le sang dans le sang encore s’écoule
Sur la grève des jours qui m’appellent
j’inscrirai le nom de mon fils le chant de mes filles
et ce lit toujours plus lourd toujours plus large
toujours plus libre que tu écartes
ô mon aimée d’entre les eaux bleutées de notre empan
Je les inscrirai là car le temps encore me tend sa main
Sur la grève des jours qui me créent
j’offrirai la chaude paille de ma voix
là où s’allongeront l’antique récit des hommes vagues
la charnière des pourpres marées la courbure de la vigie
et l’approbation du sourcier
Je les offrirai là car le feu qui parle encore me tient
et me détient
Sur la grève des jours qui m’attendent
je révèlerai l’ambre rond de ce qui passe croit-on
l’ancre qui retient chaque mot de chaque saison
dans les schistes de l’invisible
la lampe d’argile des possibles
et la hampe où l’ombre des grands vents est de rigueur
Je les révèlerai là car je suis fait de ce tissu qui encore et encore se tend
VII
J’ai posé mes paumes au sol comme sur des seins
comme des paupières La pierre a bien repris
la place de l’os la pluie celle de mon sang
Comme un drap qu’à son épaule on a tiré
quand sur la nuit se fait la marée le pli
de l’océan me sala mieux que mes larmes
La grève me fut la rive de mon rêve
et son sable devint le grain de ma peau
Ici j’aimerais qu’on m’appelât de loin
ainsi que ces disparus de pleine mer
Le vent démaillera l’épaisse cape
de mon nom ce sera au bec bienveillant
des goélands que l’oubli se cueillera
VIII
Est-on jamais chez soi ? Etonné d’être
né là où la demeure affleurait encore
à d’anciens parcours à une ombre
qui s’ajuste au geste du moment ?
Est-il des lieux dallés d’une autre enfance
enfouie ou pavée en d’autres mémoires
égrenée sous d’autres doigts tremblants
dans la senteur des herbes coupées de frais
vers les sentiers du soir quand quelque chose
s’en revient quand quatre femmes plus lourdes
que des pluies murmurent leurs promesses
trahies et que le vent le vent plus mauve
qu’aucune colère acquiesce à leurs frissons
et se lisse à leurs lèvres qui taisent tant
et le vent aiguise ses baisers
sur nos joues rougies de la course lancée
aux vagues qui ne savent que reculer
Pourquoi vous ai-je oubliées lampes posées
sur le rebord de ces bras tendus
posées dans la flétrissure de chaque rose ?
Pourquoi m’avez-vous éloigné de l’accord
du temps et de l’instant lorsque la terre
au plus bas de ses songes blessés
au plus grave des remords mordorés
se voit rejointe par des rires d’enfants ?
Ô lieux où l’on dresse enfin la misaine
de cette misère d’être ô déserts
des justifications charroi des réponses
à tout politesses des hauts nuages
quand réconcilierez-vous les chauds soupirs
de l’attente avec la meule lumineuse
du pain noir des jours et du pain blanc des nuits ?
IX
ô le silence à la droite du soleil
salant ses lances de salpêtre
scellant semailles et maillages
de serments dissimulés et simulés
sous l’arc aux âcres mousses grêlées
de syllabes gelées à l’aile des frelons
silice grasse de nos gestes
qui se sont suspendus à l’enlacement
de ces voix sèches et des voix brisées
traçant dans l’aire de nos mensonges
le blason brûlant des sources enterrées
(Tu te tais tu te terres tu t’enterres
Tu parles tant et rien n’est dit car tes mots
sont ceux qui traînent au fond des nasses)
ici ruisselle seul le sang t’emmenant
au centre du fleuve où la parole
est de cendre avant même d’avoir
brûlé avant que ses sèves aient englué
rendez-vous confidences et baisers
ici la pluie lisse ses plis comme des plumes
et dans le drap de ce qui s’adosse
au dit l’essence des sommeils partagés
coule son huile lascive et salée
à la jointure des aurores
se dépliant comme au printemps les femmes
(Tu t’entoures tu te tais tu te terres
Tu t’étales tant et rien n’a été vu
que ce que le monde attend de toi)
ô la pluie sans âge en marge des épaules
menant nos désirs tel un troupeau
aux alpages des pages tournées
nous lavant l’âme de sauges et de songes
mêlant aux marées le pas de l’homme
il te faudra perdre ce qui te tenait
baigner ton corps à l’aine lasse
des automnes et troquer le feu qui détruit
pour cette eau qui te porte et t’emporte
cette eau dont le temps se fait cette eau
sans source où jamais tu n’auras de reflet
(Tu t’atterres tu t’entoures tu te tais
Tu te tournes et rien d’ici-bas ne mourra
puisque c’est au bord que nous dormons)
X
Ne t’accoutume ni aux marées ni aux rémiges
aux pages sans nuages ni aux branches brisées
aux soirées sous le merisier ni à la brûlure d’un regard
à l’encens des cendres ni à la paume des pensées
Ne t’accoutume pas à la tendresse des paupières
aux grèves désertes et aux vents enivrants
au souvenir des herbes couchées aux légendes familiales
à la cime des arbres où ton esprit peut osciller
Ne t’accoutume pas aux mots de l’amour
aux silences de ceux que tu aimes
à ce qu’ils attendent de toi et d’eux-mêmes
au sable que personne ne retient
Ne t’accoutume pas aux clameurs de ce qui meurt
à tes ailes cachées au sommeil
à ce terrible sommeil qui t’allaite et t’alite au bord de tes lenteurs
aux soleils couchants aux plaintes des disparus
Ne t’accoutume pas à l’effacement des choses
au désir qui t’ouvre et te clôt tel un livre
au claquement de bec du jour qui se lève
au vide où ton vide se renverse
Sois la pierre et l’étincelle dans le même instant
XI
comment faire sienne la patience des vagues ?
le savoir ancien de chacun des reflux
les souvenirs polis qu’elles ramènent
comme à mes lèvres le salé de la nuit ?
Tu peux bien rêver aux morts tenir leur main
qui se retire (que reste-t-il au rocher ?)
il n’est pas d’autre lieu ici que celui
qui garde l’empan d’un baiser à ta bouche
encore plus là que la pierre les coques
collent l’instant au regard derrière soi
aux reins des marées il y a d’autres marées
leurs paroles illusoires sont les jours qui passent
là-bas une voile blanche à la lame
infime encoche au lointain territoire
c’est ce que tu crois et qui croît dans le creux
de ton errante et rapace impatience
....................................................................
L’Epaule d’Orphée suivi de L’anneau sans frontières
L’Eveilleur, 22190 Plérin
Du même auteur :
Laudes du bois (20/04/2019)
L’Epaule d’Orphée (21/04/2020)
Laudes du feu (21/04/2021)
L’anneau des frontières (XII - XVIII) (21/04/2023)
Etat des lieux modifié : Fugue 1 (21/04/2024)