Le Chatelain de Coucy (1186 – 1203) : « Le temps nouveau ... » / « Li nouviaux tanz...»
Le temps nouveau et mai et violette
Et rossignol me somment de chanter,
Et mon fin cœur me fait d’une amourette
Si doux présent que ne l’ose refuser.
Or me laisse Dieu en tel honneur monter
Que celle où j’ai mon cœur et mes pensers
Tienne une fois entre mes bras nuette,
Avant que j’aille outre mer !
Pour commencer la trouvai si doucette
Que ne croyais pour ell’ mal endurer,
Mais son doux vis et sa belle bouchette,
Et son bel œil qui est riant et clair
M’eurent pris avant que me pus donner.
Or ne me veut retenir ni quitter,
J’aime mieux avec ell’ faillir, si (me le) promet,
Qu’à une autre parvenir.
Las ! pourquoi l’ai-je de mes yeux regardée
La douce chose qui fausse amie a nom ?
Elle me raille, et je l’ai tant pleurée,
Si doucement ne fut trahi nul homme.
Tant que fus mien, ne me fit que le bien,
Or je suis sien, elle m’occit sans raison
Et pour autant que de cœur l’ai aimée,
Je ne sais autre raison.
De mille soupirs que je lui dois par dette,
Ne me veut pas d’un seul quitte clamer,
Et faux amour ne laisse que s’entremettre
Ni ne me laisse dormir ni reposer.
Si veut m’occire, moins aura à garder ;
Je ne sais m’en venger fors de pleurer,
Car qui amour détruit et déshérite
On ne l’en doit pas blâmer...
Traduction de France Igly
In, « Troubadours et trouvères »
Pierre Seghers, 1960
Le printemps et le mois de mai, la violette
et le rossignol m’invitent à chanter,
et mon cœur loyal me fait d’un amour
le si doux présent que je ne l’ose refuser ;
Que Dieu maintenant m’honore à un point tel
que celle qui a pris mon cœur et ma pensée,
je puisse une fois la tenir nue entre mes bras
avant de partir outremer !
Au commencement, je la trouvais si douce
que je ne pensais souffrir à cause d’elle,
mais son doux visage, sa jolie petite bouche,
ses yeux vifs, beaux, riants et clairs,
m’avaient pris avant que je n’ose me donner à elle.
Si elle ne veut ni me retenir à son service ni m’affranchir,
j’aime mieux, pourvu qu’elle ne me laisse espérer, ne pas l’obtenir
que d’être heureux avec une autre.
Hélas ! pourquoi mes yeux ont-ils contemplé
la douce créature qui s’appelle Fausse Amie,
puisqu’elle se rit de moi qui l’ai tant aimée ?
Personne ne fut trahi avec tant de douceur,
Tant que je fus mon propre maître, elle ne me fit que du bien ;
Maintenant que je lui appartiens, elle me tue sans raison ;
et c’est parce que je l’ai aimée de tout mon cœur !
Voilà son seul motif.
De mille soupirs que je lui dois,
elle ne veut me tenir quitte d’un seul,
et Amour le perfide ne manque pas de s’en mêler,
m’ôtant le sommeil et le repos.
Si elle me tue, elle aura moins de captifs à garder (1).
Je ne sais me venger qu’en pleurant ;
car celui qu’Amour détruit et déshérite,
on ne doit pas l’en blâmer.
De toutes les joies la plus grande vient
de la femme que j’aime. Dieu ! l’obtiendrai-je ?
Non, hélas ! Telle est ma destinée,
et ce destin, je le dois aux félons ;
ils savent bien qu’ils commettent une grave injustice,
car en ôtant ce qu’on ne peut donner,
on s’acquiert ennemis et querelle,
et l’on ne peut qu’y perdre.
Ma douleur est si discrète, si bien cachée
qu’à me voir on ne la devine pas ;
sans cette funeste engeance,
je n’aurais pas soupiré en vain :
Amour m’aurait accordé sa récompense.
Mais au moment précis où j’allais l’obtenir
mon amour fur alors découvert et divulgué :
qu’on ne leur pardonne jamais.
(1) : elle aura à s’occuper de moins d’affaire (Note du traducteur)
Adaptation de Jean Dufournet
In, Revue « Polyphonie, N°9, été 1989 »
Du même auteur :
« La douce voix du rossignol sauvage... » / « La douce voiz du louseignol sauvage... » (15/03/2021)
« Lorsque l’été et la douce saison... » (15/03/2022)
Li nouviaux tanz et mais et violete
Et lousseignolz me semont de chanter.
Et mes fins cuers me fait d’une amourete
Si douz present que ne l’os refuser.
Or me lait Diex en tele honeur monter
Que cele u j’ai mon cuer et mon penser
Tieigne une foiz entre mes bras nuete
Ancoiz qu'aille outremer!
Au commencier la trouvai si doucete,
Je ne quidai pour li mal endurer,
Mes ses doux vis et sa bele bouchete
Et si vair oeill, bel et riant et cler,
M’orent ainz pris que m’osaisse donner ;
Se ne me veut retenir ou cuiter,
Mieuz aim a li faillir, si me pramete,
Qu’a une autre achiever.
Las ! pour coi l’ai de mes ieuz reguardee,
La douce rienz qui fausse amie a non,
Quant de moi rit et je l’ai tant amee ?
Si doucement ne fut trahis nus hom.
Tant con fui mienz, ne me fist se bien non,
Mes or sui suenz, si m’ocit sanz raison ;
Et c’est pour ce que de cuer l’ai amee !
Ni cet autre ochoison.
De mil soupirs que je li doi par dete,
Ne m’en veut pas un seul cuite clamer ;
Ne fausse amours ne lait que s’entremete,
Ne me lait dormir ne reposer.
S’ele m’ocit, mainz avra a guarder ;
Je ne m’en sai vengier fors au plourer ;
Quar qui amours destruit et desirete,
Ne l’en doit on blasmer.
Sour toute joie est cela courounee
Que j’aim d’amours, Diex, faufrai i je donc ?
Nenil, par Dieu : teus est ma destinee,
Et tel destin m’ont doné li felon ;
Si sevent bien qu’il font grant mesprison,
Quar qi ce tolt dont ne puet faire don,
Il en conquiert anemis et mellee,
N’i fait se perdre non
.
Si coiement est ma doleurs celee
Qu’a mon semblant ne la recounoist on ;
Se ne fussent la gent maleüree,
N’eusse pas souspiré en pardon :
Amours m’eust doné son guerredon.
Maiz en ce point que dui avoir mon don,
Lor fu l’amour descouverte et moustree ;
Je n’aient il pardon !