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Le bar à poèmes
10 décembre 2022

Jehan-Rictus (1867 – 1933) : L’hiver

Jehan-Rictus[1]

 

L’hiver

 

Merd’ ! V’là l’Hiver et ses dur’tés,

V’là l’ moment de n’ pus s’ mett’ à poils :

V’là qu’ ceuss’ qui tienn’nt la queu’ d’ la poêle

Dans l’ Midi vont s’ carapater !

 


V’là l’ temps ousque jusqu’en Hanovre

Et d’ Gibraltar au cap Gris-Nez,

Les Borgeois, l’ soir, vont plaind’ les Pauvres

Au coin du feu… après dîner !



Et v’là l’ temps ousque dans la Presse,

Entre un ou deux lanc’ments d’ putains,

On va r’découvrir la Détresse,

La Purée et les Purotains !



Les jornaux, mêm’ ceuss’ qu’a d’ la guigne,

À côté d’artiqu’s festoyants

Vont êt’ pleins d’appels larmoyants,

Pleins d’ sanglots,.. à trois sous la ligne !



Merd’, v’là l’Hiver ! Le pègr' s’échine

À fabriquer les port’s-monnaie

Merd’, v’là l’Hiver ! Maam’ Sév’rine

Va rouvrir tous ses robinets !

 

C’ qui va s’en évader des larmes !

C’ qui va en couler d’ la pitié !

Plaind’ les Pauvr’s c’est comm’ vendr’ ses charmes

C’est un vrai commerce, un méquier !



Ah ! c’est qu’on est pas muff’ en France,

On n’ s’occup’ que des malheureux ;

Et dzimm et boum ! la Bienfaisance

Bat l’ tambour su’ les Ventres creux !



L’Hiver, les murs sont pleins d’affiches

Pour Fêt’s et Bals de charité,

Car pour nous s’courir, eul’ mond’ riche

Faut qu’y gambille à not’ santé !



Sûr que c’est grâce à la Misère

Qu’on rigol’ pendant la saison ;

Dam’ ! Faut qu’y viv’nt les rastaqoères

Et faut ben qu’y r’dor’nt leurs blasons !

 


Et faut ben qu’ ceux d’ la Politique

Y s’ gagn’nt eun’ popularité !

Or, pour ça, l’ moyen l’ pus pratique

 

C’est d’ chialer su’ la Pauvreté.


Moi, je m’ dirai : « Quiens, gn’a du bon ! »

L’ jour où j’ verrai les Socialisses

Avec leurs z’amis Royalisses

Tomber d’ faim dans l’ Palais-Bourbon.



Car tout l’ mond’ parl’ de Pauvreté

D’eun’ magnèr’ magnifique et ample,

Vrai de vrai y a d’ quoi en roter,

Mais personn’ veut prêcher d’exemple !



Ainsi, r’gardez les empoyés

(Ceux d’ l’Assistance évidemment)

Qui n’assist’nt qu’aux enterr’ments

Des Pauvr’s qui paient pas leur loyer !

 


Et pis contemplons les Artistes,

Peint’s, poèt’s ou écrivains,

Car ceuss qui font des sujets tristes

Nag’nt dans la gloire et les bons vins !



Pour euss, les Pauvr’s, c’est eun’ bath chose,

Un filon, eun’ mine à boulots ;

Ça s’ met en dram’s, en vers, en prose,

Et ça fait faire ed' chouett’s tableaux !



Oui, j’ai r’marqué, mais j’ai p’t’êt’ tort,

Qu’ les ceuss qui s’ font nos interprètes

En geignant su’ not’ triste sort

Se r’tir’nt tous après fortun’ faite !



Ainsi, t’nez, en littérature

Nous avons not’ Victor Hugo

Qui a tiré des mendigots

D’ quoi caser sa progéniture !

 

Oh ! c’ lui-là, vrai, à lui l’ pompon !

Quand j’ pens’ que, malgré ses meillons,

Y s’ fit ballader les rognons

Du bois d’ Boulogn’ au Panthéon



Dans l’ corbillard des « Misérables »

Enguirlandé d’Beni-Bouff’-Tout

Et d’ vieux birb’s à barb’s vénérables…

J’ai idé’ qu’y s’a foutu d’ nous



Et gn’y a pas qu’ lui : t’nez Jean Rich’pin

En plaignant les « Gueux » fit fortune

F’ra rien chaud quand j’ bouffrai d’ son pain

Ou qu’y m’ laiss’ra l’taper d’eun’ thune.



Ben, en peintur’, gn’a z’un troupeau

Ed’ peint’s qui gagn’nt la forte somme

À nous peind’ pus tocs que nous sommes :

(Les poux aussi viv’nt de not’ peau !)

 


Allez ! tout c’ mond’ là s’ fait pas d’ bile,

C’est des bons typ’s, des rigolos,

Qui pinc’nt eun’ lyre à crocodiles

Faite ed’ nos trip’s et d’ nos boïaux !



L’en faut, des Pauvr’s, c’est nécessaire,

Afin qu’ tout un chacun s’exerce,

Car si y gn’ aurait pus d’ misère

Ça pourrait ben ruiner l’ Commerce.



Ben, j’ vas vous dir’ mon sentiment :

C’est un peu trop d’hypocrisie,

Et plaindr’ les Pauvr’s assurément

Ça rapport’ pus qu’ la Poésie :



Je l’ prouv’, c’est du pain assuré ;

Et quant aux Pauvr’s, y n’ont qu’à s’ taire.

L’ jour où gn’en aurait pus su’ Terre,

Bien des gens s’raient dans la Purée !

 

Mais Jésus mêm’ l’a promulgué,

Paraît qu’y aura toujours d’ la dèche

Et paraît qu’y a quèt’ chos’ qu’ empêche

Qu’un jour la Vie a soye pus gaie.



Soit — Mais, moi, j’ vas sortir d’ mon antre

Avec le Cœur et l’Estomac,

Pleins d’ soupirs… et d’ fumé’ d’ tabac.

(Gn’a pas d’ quoi fair’ la dans’ du ventre !)



J’en ai ma claqu’, moi, à la fin,

Des « P’tits Carnets » et des chroniques

Qu’on r’trouv’ dans les poch’s ironiques

Des gas qui s’ laiss’nt mourir de faim !



J’en ai soupé de n’ pas briffer

Et d’êt’ de ceuss’ assez… pantoufles

Pour infuser dans la mistoufle

Quand… gn’a des moyens d’ se r’biffer.

 


Gn’a trop longtemps que j’ me balade

La nuit, le jour, sans toit, sans rien ;

(L’excès même ed’ ma marmelade

A fait s’ trotter mon Ang’ gardien !)



(Oh ! il a bien fait d’ me plaquer :

Toujours d’ la faim, du froid, d’ la fange,

Toujours dehors, gn’a d’ quoi claquer ;

Faut pas y en vouloir à c’t’ Ange !)



Eh donc ! tout seul, j’ lèv’ mon drapeau ;

Va falloir tâcher d’êt’ sincère

En disant l’ vrai coup d’ la Misère,

Au moins, j’aurai payé d’ ma peau !



Et souffrant pis qu’ les malheureux

Parc’ que pus sensible et nerveux

Je peux pas m’ faire à supporter

Mes douleurs et ma Pauvreté.


Au lieu de plaind’ les Purotains

J’ m’en vas m’ foute à les engueuler,

Ou mieux les fair’ débagouler,

Histoir’ d’embêter les Rupins.



Oh ! ça n’ s’ra pas comm’ les vidés

Qui, bien nourris, parl’nt de nos loques.

Ah ! faut qu’ j’écriv’ mes « Soliloques » ;

Moi aussi, j’en ai des Idées !



Je veux pus êt’ des Écrasés,

D’ la Muffleri’ contemporaine ;

J’ vas dir’ les maux, les pleurs, les haines

D’ ceuss’ qui s’appell’nt « Civilisés » !



Et au milieu d’ leur balthasar

J’ vas surgir, moi (comm’ par hasard)

Et fair’ luire aux yeux effarés

Mon p’tit « Mané, Thécel, Pharès » !

 


Et qu’on m’ tue ou qu’ j’aille en prison,

J’ m’en fous, je n’ connais pus d’ contraintes :

J’ suis l’Homm’ Modern’, qui pouss’ sa plainte,

Et vous savez ben qu’ j’ai raison !

(1894-1895)

 

 

 

Les Soliloques du pauvre

Chez l’auteur, 1897

Du même auteur :

« Notre dab qu’on dit aux cieux » (23/07/2019)

« Et quand à moi pour le présent » (23/07/2020)

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