Jehan-Rictus (1867 – 1933) : Et quant à moi pour le présent
XVII
Et quant à moi pour le présent
J’vourais qu’mes faims soy’nt assouvies,
J’veux pus marner, j’veux viv’ ma vie
Et tout d’suite et pas dans dix ans !
Car c’ soir j’ai comme un r’gain d’ jeunesse
Un tout petit, oh ! bien petit,
Et si ce soir j’sens ma détresse
Demain je r’tomb’rai abruti !
V’là Lazar’ qui veut s’couer sa cendre
Et flauper l’Monde à coups d’linceul !
La liberté où j’vais la prendre !
J’vas êt’ mon Bon Guieu moi tout seul !
J’suis su’ la Terr’, c’est pour y vivre,
J’ai des poumons pour respirer,
Des yeux pour voir, non pour pleurer,
Un cerveau pour lir’ tous les livres,
Un estomac pour l’satisfaire,
Un cœur pour aimer, non haïr,
Des mains pour cueillir le plaisir
Et pas turbiner pour mes frères !
Soupé des faiseurs de systèmes,
Des économiss’s « distingués »,
Des f’seurs de lois qui batt’nt la flemme
(Tout’ loi étrangle eun’ liberté !)
Soupé des Rois, soupé des Maîtres,
Des Parlements, des Pap’s, des Prêtres.
(Et comm’ j’ai pas d’aut’ bien qu’ma peau,
Il est tout choisi mon drapeau !)
Soupé des vill’s, des royaumes
Où la Misèr’ fait ses monômes,
Soupé de c’qu’est civilisé
Car c’est l’malheur organisé !
Nos pèr’s ont assez cravaillé
Et bien assez égorgillé !
L’Homm’ de not’ temps faut qu’y s’arr’pose
Et qu’l’Existence lui tourne en rose.
Oh ! mon Guieu, si vous existez,
Donnez-nous la forc’ d’être libres
Et que mes souhaits s’accomplissent,
Car au Printemps, saison qu’vous faites
Alorss que la Vie est en fête,
Y s’rait p’têt ben bon d’être eun’ bête
Ou riche et surtout bien aimé.
(Ça s’rait ben bon, si c’n’est justice !)
(Prière)
Les Soliloques du pauvre
Chez l’auteur, 1897
Du même auteur :
« Notre dab qu’on dit aux cieux » (23/07/2019)
L’hiver (10/12/2022)