Claude Albarède (1937 -) : Les Reculées
Les Reculées
ETAPE
Toute la vie se passe à questionner
pas à pas le long des murs la même piste
on referait ce chemin les yeux fermés
à l’évidence nul n’est tenu
s’asseoir un peu sur cette pierre
pour douter du parcours
ne pas boire glacé attendre
que le soleil pose une question
à laquelle l’ombre ne répond pas
MYSTERE
Le petit matin entre les planches
glisse un coupe-bonheur les planches vont
s’envoler retourner au lavoir et
paraître luisantes ou craquer dans le feu
pour libérer les vieux clous
Le lit de la poussière nous avait reçus
dans ce grenier de jardin où
malgré la vie moderne nous restions
sauvagement à même l’ouvrage
essayant d’ajuster une pioche et son manche
pour pouvoir vivre encore
dans le carré arable :
De temps en temps se déplier
regarder le laurier qui a sauté le mur
se dire si le mur n’était pas aussi haut
l’arbre aurait-il la force d’autant grandir ?
ETE
La nudité s’assied librement
à l’ombre d’un platane autour du puits
c’est l’été le vent n’aboutit pas encore
mais l’abreuvoir est installé
laissez libres vos seins n’appuyez pas
la volonté du corps est sur la terre
dans l’atelier quelqu’un travaille
et le silence reçoit des coups
le clou rivalise avec l’esprit
son humanité ne l’empêche pas
d’accoupler les planches pour toujours
VIGNE
L’hiver vu de la vigne
on aperçoit mieux les nuages
qu’il a fallu après la pluie
remonter à dos d’homme
La terre est maintenant si légère le long des souches
si travaillé recuite au gel
qu’elle s’aère d’un petit vent
aiguisé par le nord et coupant les rames
à deux yeux peut-être la taille est courte
le jour va disparaître à l’angle du ciseau
où pleureront trois gouttes
sans crier gare ni à l’aide.
PARTAGE
Au soleil c’est midi
l’esprit se retourne sur son ombre
le corps va devant sans tenir lieu
l’un et l’autre se sont penchés
sur le bassin de la fontaine
qui donne aux pierres leurs joues creusées
cherchant pourquoi la femme est ainsi
résignée vers le large quand elle étend du linge
l’esprit ailleurs
et le corps occupé à la lumière.
OUVRABLE
Quand arrive le bout du jour ouvrable
des ménagères coupent par les vignes
pour devancer le feu avant les hommes
leur fagot de sarments au-dessus d’elles
sur le chemin qui ranime les pauvres
le corps utile se voit aux pierres
il a plu la fumée monte dans les arbres
mais le soir sera beau
si le feu réussit
à pénétrer dans les lieux vides
et à flamber
avant que les hommes ne soient là.
PRINTEMPS
Il y a toujours malgré la sève
des lambeaux d’herbe sèche
qui ratent le printemps
Avant que le jour n’ait vidé son verre
l’homme est parti le long des vignes
il marche avec une épaule déjà loin
celle qui porte le brillant de la bêche
Autour de lui la terre est meuble
elle s’entoure de murets
dont les plus vrais font voir les pierres.
CHIEN ET LOUP
Le passant usé par la rue
s’arrête avant la nuit
contre le mur d’en face
il rassemble ses mains
autour d’une allumette
et leur transparence
nous fait trembler.
L’OMBRE
Quand le soir tombe
l’ombre se fait plus courte
du côté où le jour tarde
tandis que sur l’autre versant
les vergers perdent l’équilibre
L’habitant sait qu’il doit rentrer
un pas de plus et la nuit l’emporte
il jette son bâton sous le bras
la saveur de l’argile est dans sa bouche
et l’horizon crisse en lui
Dans la maison
on tourne avec les meubles
quelqu’un apporte coupe le pain
et l’ombre sur le mur
agrandie par la lampe
salue sans fin
l’absence et le couteau
In, « La Nouvelle Revue Française, Juillet-Août 1993, N° 486-487 »
Editions Gallimard, 1993
Du même auteur : cours fermées (25/11/2021)