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Le bar à poèmes
19 novembre 2022

Richard Rognet (1942 -) : Elégie pour le temps de vivre (VI)

L6A4146[1]

Photo : Fondation Pierette Micheloud

 

Elégie pour le temps de vivre (VI)

 

..................................................................................

La route se devine à l’horizon,

comme un fil derrière les collines,

au loin, les nuages souhaitent

que tu poses tes doigts sur

leurs contours changeants, ta maison

te regarde, tu entends pépier

les moineaux au bord du toit,

le lierre aux reflets noirs tient

bon, les hortensias triomphent

contre le mur. Qu’attends-tu

 

ici ? quel souffle ? quel chant ? quelle

enjambée du temps ? quelle réponse

innocente ? quelle question, en somme ?

 

L’existence se dérobe aux mains

qui s’attardent trop sur les choses ;

tout se ressemble à force d’espoir,

il faut tâtonner, suivre

à petits pas ce qui s’échappe

et porte en soi la fierté

du silence et la gloire de l’ombre.

 

Si ta maison te regarde avec

la minutie d’une interrogation

c’est pour que tu baisses les yeux

devant le lierre qui monte

à l’assaut des clôtures, pour

que le bleu des hortensias soit

ce morceau de ciel toujours inaccessible.

 

Ta maison a sa vie, tu n’es

que le locataire des souvenirs

qui l’ont inscrite dans les murmures

des saisons. Tu veux que tes mots

la célèbrent aussi justement que ses pierres

et ses tuiles, mais elle connaît mieux

que toi la cacophonie des jours et

les maladives hésitations des nuits.

 

Si ta maison te regarde, ne désigne

rien, écarte-toi, ne console

personne – le lierre, les hortensias,

les moineaux, le mur écaillé, ils

n’écoutent que l’inconnu qui divise

ta solitude en des milliers

de petites vies entassées.

 

 

 

La plus haute fenêtre, ce cri

sous les étoiles, et la nuit avec

ses teintes bleues. Les blessures

qui dorment sous les cicatrices sont

le rappel des anciennes douleurs

de quelques habitants qui regardaient

au loin, par cette fenêtre haute – œil

obstiné au-dessus des marronniers.

 

Souvent je fixe à travers les branches

les mouvements du ciel, les épaisseurs

du temps, j’entends vibrer sous ma peau

la voix de mes ancêtres, celle surtout

des plus anciens dont personne

ne sait rien, dont on ne retrouverait

même pas la moindre empreinte

dans le silence d’un cimetière

ou dans le spasme de l’histoire.

 

Que la haute fenêtre propose

aux enfants d’aujourd’hui des reflets

dont se souvient la nuit, ne

change rien à l’effacement

qui me précède et dans lequel

les siècles qui s’annoncent

m’engloutiront sans autre

forme de procès. La fenêtre

 

s’enlise dans ce qu’on voit d’elle,

la maison sommeille, je confonds

ma présence avec celle des âges

qui combattent les murs et meurtrissent

les pierres, je ne suis qu’un soupir

que prolonge la fontaine – et je vis

de sourire à cette eau solitaire où tombera

la nuit et sa fenêtre la plus haute.

 

 

 

Que de fois, alors que je tremblais

devant la bousculade enflammée

du couchant, ont éclaté dans ma mémoire

les cris de ma première enfance ! Que

 

de fois, j’ai revu mon père penché sur

un livre ou sur un tour ! Que de fois,

je le revois encore ! Et j’engrange en

mon corps des secousses qui viennent

des pierres, du bois, de la terre,

je me scinde en ombres multiples, je

 

m’adosse au temps, je glisse avec

les cailloux dans les fossés où je vis

tant de fois s’effondrer les hommes

ivres dont j’essayais de déchiffrer

les plaintes et les râles. Je suis

comme mon père, aux lisières du monde,

 

jamais je n’oublierai ses regards

un peu flous qui caressaient les choses

ni ses trop longs silences – ah ! ces

silences qui ne s’usaient pas

parce qu’il restait fidèle à la vie

et que la vie, pour lui, flottait

comme un ruban au-dessus des tourmentes.

 

Je sais que mourir est un passage

à peine plus troublant que celui

de naître et que le ciel se couche

au pied du lit de celui qui s’en va.

 

 

 

Il reste toujours quelque chose des amours

mortes ou perdues, un regard sur les prés,

sur une fleur qui penche vers le soir,

sur les montagnes qui émergent après

 

les brumes du matin, il reste toujours,

sous nos paupières, des rêves inachevés,

des souvenirs de neiges ou d’étoiles

filantes comptées dans les nuits d’août,

 

il reste aussi quelques fenêtres entrouvertes

sur les averses d’été qui sentent si bon

qu’on se sent proche d’un nouvel amour,

 

d’un amour tranquille et brûlant à la fois,

qui tremblerait à la lisière du temps

comme un dernier sourire, avant de s’en aller.

 

 

 

Où es-tu ? Que fais-tu ? Les étoiles s’enlisent,

ton corps est un grand cri sur les forêts malades,

dans la masse des nuits, à tâtons, tu avances,

et le monde s’éteint entre tes doigts

 

fripés. Où es-tu ?

 

Ta place disparaît au sein des ombres closes,

tu sens qu’au fond de toi la mort prend son élan,

mais qu’un double obstiné résiste comme un songe

que tu n’as pas su mettre en avant

 

dans ta vie. Que fais-tu ?

 

Délivres-tu l’enfant qui en toi se débat ?

l’enfant qui aurait dû te guider sur la terre,

cet enfant qu’on appelle et qu’on appelle encore

quand on quitte la rive où s’efface les jours

 

 

 

Non, ce n’est pas le vent qui frappe à

tes volets, c’est la nuit qui te confie

ce qui la trouble, elle sait que tu

sauras lui donner vie avec tes mots,

 

la nuit, celle qui naît des flots de

la lumière, celle qui enchante le silence,

la nuit qui tourne dans les cœurs, comme

une comptine fidèle, une ancienne chanson

 

qu’on répète depuis toujours, la nuit

à qui tu demandes comment le jour

prend racine dans les étoiles, quelle

 

clarté elle est prête à tisser sur le monde,

quand tu perçois, très loin dans ton corps,

la place d’une flamme amoureuse du vent. 

 

 

 

 

La lumière dort sur la terre, les branches

s’abaissent, les herbes se courbent,

pour mieux l’entendre respirer. Notre vie

se resserre autour de ce mystère pendant

 

que dans le ciel s’éparpille un nuage.

Notre vie, est-ce bien nous qui la vivons ?

Sommes-nous assez proches des oiseaux

qui laissent dans l’air la trace des rêves

 

où notre enfance s’exila ? Un pinson

fait son  nid dans le pin, tout près

de ma fenêtre, rien ne l’effraie, le jour

 

l’aide, c’est sûr – je vis dans la lumière qui

passe entre les branches, avec lui, chaque fois

qu’il revient avec quelques brindilles.

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Elégies pour le temps de vivre

Editions Gallimard, 2012

Du même auteur :

 « Tu t’assieds avec moi… » (22/10/2014)

Elégie pour le temps de vivre (I) (12/12/2015)

Elégie pour le temps de vivre (II) (19/11/2017)

Elégie pour le temps de vivre (III) (19/11/2018)

Elégie pour le temps de vivre (IV) (19/11/2019)

Elégie pour le temps de vivre (V) (19/11/2020)

« N’allez pas croire... » (19/11/2021)

Elégie pour le temps de vivre (VII) (19/11/2023)

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