Richard Rognet (1942 -) : Elégie pour le temps de vivre (VI)
Photo : Fondation Pierette Micheloud
Elégie pour le temps de vivre (VI)
..................................................................................
La route se devine à l’horizon,
comme un fil derrière les collines,
au loin, les nuages souhaitent
que tu poses tes doigts sur
leurs contours changeants, ta maison
te regarde, tu entends pépier
les moineaux au bord du toit,
le lierre aux reflets noirs tient
bon, les hortensias triomphent
contre le mur. Qu’attends-tu
ici ? quel souffle ? quel chant ? quelle
enjambée du temps ? quelle réponse
innocente ? quelle question, en somme ?
L’existence se dérobe aux mains
qui s’attardent trop sur les choses ;
tout se ressemble à force d’espoir,
il faut tâtonner, suivre
à petits pas ce qui s’échappe
et porte en soi la fierté
du silence et la gloire de l’ombre.
Si ta maison te regarde avec
la minutie d’une interrogation
c’est pour que tu baisses les yeux
devant le lierre qui monte
à l’assaut des clôtures, pour
que le bleu des hortensias soit
ce morceau de ciel toujours inaccessible.
Ta maison a sa vie, tu n’es
que le locataire des souvenirs
qui l’ont inscrite dans les murmures
des saisons. Tu veux que tes mots
la célèbrent aussi justement que ses pierres
et ses tuiles, mais elle connaît mieux
que toi la cacophonie des jours et
les maladives hésitations des nuits.
Si ta maison te regarde, ne désigne
rien, écarte-toi, ne console
personne – le lierre, les hortensias,
les moineaux, le mur écaillé, ils
n’écoutent que l’inconnu qui divise
ta solitude en des milliers
de petites vies entassées.
La plus haute fenêtre, ce cri
sous les étoiles, et la nuit avec
ses teintes bleues. Les blessures
qui dorment sous les cicatrices sont
le rappel des anciennes douleurs
de quelques habitants qui regardaient
au loin, par cette fenêtre haute – œil
obstiné au-dessus des marronniers.
Souvent je fixe à travers les branches
les mouvements du ciel, les épaisseurs
du temps, j’entends vibrer sous ma peau
la voix de mes ancêtres, celle surtout
des plus anciens dont personne
ne sait rien, dont on ne retrouverait
même pas la moindre empreinte
dans le silence d’un cimetière
ou dans le spasme de l’histoire.
Que la haute fenêtre propose
aux enfants d’aujourd’hui des reflets
dont se souvient la nuit, ne
change rien à l’effacement
qui me précède et dans lequel
les siècles qui s’annoncent
m’engloutiront sans autre
forme de procès. La fenêtre
s’enlise dans ce qu’on voit d’elle,
la maison sommeille, je confonds
ma présence avec celle des âges
qui combattent les murs et meurtrissent
les pierres, je ne suis qu’un soupir
que prolonge la fontaine – et je vis
de sourire à cette eau solitaire où tombera
la nuit et sa fenêtre la plus haute.
Que de fois, alors que je tremblais
devant la bousculade enflammée
du couchant, ont éclaté dans ma mémoire
les cris de ma première enfance ! Que
de fois, j’ai revu mon père penché sur
un livre ou sur un tour ! Que de fois,
je le revois encore ! Et j’engrange en
mon corps des secousses qui viennent
des pierres, du bois, de la terre,
je me scinde en ombres multiples, je
m’adosse au temps, je glisse avec
les cailloux dans les fossés où je vis
tant de fois s’effondrer les hommes
ivres dont j’essayais de déchiffrer
les plaintes et les râles. Je suis
comme mon père, aux lisières du monde,
jamais je n’oublierai ses regards
un peu flous qui caressaient les choses
ni ses trop longs silences – ah ! ces
silences qui ne s’usaient pas
parce qu’il restait fidèle à la vie
et que la vie, pour lui, flottait
comme un ruban au-dessus des tourmentes.
Je sais que mourir est un passage
à peine plus troublant que celui
de naître et que le ciel se couche
au pied du lit de celui qui s’en va.
Il reste toujours quelque chose des amours
mortes ou perdues, un regard sur les prés,
sur une fleur qui penche vers le soir,
sur les montagnes qui émergent après
les brumes du matin, il reste toujours,
sous nos paupières, des rêves inachevés,
des souvenirs de neiges ou d’étoiles
filantes comptées dans les nuits d’août,
il reste aussi quelques fenêtres entrouvertes
sur les averses d’été qui sentent si bon
qu’on se sent proche d’un nouvel amour,
d’un amour tranquille et brûlant à la fois,
qui tremblerait à la lisière du temps
comme un dernier sourire, avant de s’en aller.
Où es-tu ? Que fais-tu ? Les étoiles s’enlisent,
ton corps est un grand cri sur les forêts malades,
dans la masse des nuits, à tâtons, tu avances,
et le monde s’éteint entre tes doigts
fripés. Où es-tu ?
Ta place disparaît au sein des ombres closes,
tu sens qu’au fond de toi la mort prend son élan,
mais qu’un double obstiné résiste comme un songe
que tu n’as pas su mettre en avant
dans ta vie. Que fais-tu ?
Délivres-tu l’enfant qui en toi se débat ?
l’enfant qui aurait dû te guider sur la terre,
cet enfant qu’on appelle et qu’on appelle encore
quand on quitte la rive où s’efface les jours
Non, ce n’est pas le vent qui frappe à
tes volets, c’est la nuit qui te confie
ce qui la trouble, elle sait que tu
sauras lui donner vie avec tes mots,
la nuit, celle qui naît des flots de
la lumière, celle qui enchante le silence,
la nuit qui tourne dans les cœurs, comme
une comptine fidèle, une ancienne chanson
qu’on répète depuis toujours, la nuit
à qui tu demandes comment le jour
prend racine dans les étoiles, quelle
clarté elle est prête à tisser sur le monde,
quand tu perçois, très loin dans ton corps,
la place d’une flamme amoureuse du vent.
La lumière dort sur la terre, les branches
s’abaissent, les herbes se courbent,
pour mieux l’entendre respirer. Notre vie
se resserre autour de ce mystère pendant
que dans le ciel s’éparpille un nuage.
Notre vie, est-ce bien nous qui la vivons ?
Sommes-nous assez proches des oiseaux
qui laissent dans l’air la trace des rêves
où notre enfance s’exila ? Un pinson
fait son nid dans le pin, tout près
de ma fenêtre, rien ne l’effraie, le jour
l’aide, c’est sûr – je vis dans la lumière qui
passe entre les branches, avec lui, chaque fois
qu’il revient avec quelques brindilles.
.................................................................................................
Elégies pour le temps de vivre
Editions Gallimard, 2012
Du même auteur :
« Tu t’assieds avec moi… » (22/10/2014)
Elégie pour le temps de vivre (I) (12/12/2015)
Elégie pour le temps de vivre (II) (19/11/2017)
Elégie pour le temps de vivre (III) (19/11/2018)
Elégie pour le temps de vivre (IV) (19/11/2019)
Elégie pour le temps de vivre (V) (19/11/2020)
« N’allez pas croire... » (19/11/2021)
Elégie pour le temps de vivre (VII) (19/11/2023)