Richard Rognet (1942 -) : Elégie pour le temps de vivre (IV)
Elégie pour le temps de vivre (IV)
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Ecoute la voix lointaine qui achève
tes rêves, dévale avec le soleil
qui soliloque entre les pierres déposées
au flanc de la montagne, on ne sait
vraiment quand ni pourquoi,
parce que le temps ne soutient
aucune parole – ô tes paroles
où rode et roule ta vie !
ta vie auprès des oiseaux, des prés rassurés
par une pluie d’été, des branches
apparemment solides, pourtant jetées à terre
par un coup de vent malencontreux, ta vie
que l’année dernière tu trimballais
à Saint-Lô, rue Porte-au-Lait et que tu
trimballes aujourd’hui, dans un petit chemin
qui donne sur la route d’un col vosgien, chemin
pleins d’effluves fougueux, de regards
invisibles, de téméraires flouves, de sucs,
de sursauts, chemin du Pré-du-Lait, chemin jumeau
de la rue normande en escaliers qui montent
jusqu’au parvis Notre-Dame, chemin
qui rachète dans la tiédeur soyeuse
de ce jour finissant, la violence
guerrière qui continue à balafrer les murs
de l’église et son silence à jamais effaré.
Mais est-il une voix qui achève les rêves ?
Tout demeure imprécis, ce n’est
que dans le souvenir chiffonné
sur d’autres souvenirs que les mots
se rappellent notre passage dans la vie,
comme ce lait, ce mot intime
qui recompose l’espace, le temps,
l’un et l’autre enchevêtrés, nous
laissant incomplets, pris au piège
de la vie que nous n’avons fait que rêver.
Place ! oui, place à ce qui célèbre
les premières étincelles de la journée,
les dernières aussi, avant la nuit
qui nous ouvre ses bras dans la fièvre
immémoriale de la voie lactée !
voie où s’invente le prochain visage des hommes
dont nous ne prévoyons pas quel parvis
il reconnaîtra ni sur quel modeste chemin
il se penchera, visage aimé déjà,
même pour rien, pour vivre, simplement,
dans l’aujourd’hui qui flotte autour de nous.
Je ne regarde plus les toits
que, chaque nuit claire, la lune
adopte et protège – je lui fait confiance,
entièrement, et même si la nostalgie
d’un domaine enfoui me taraude,
je laisse à la nuit le droit
de s’appartenir avant que je n’y trouve
un regret du passé. Quel passé ?
Celui qui me pousse dans les rues
de la ville où s’est installé le marché
de Noël – froufrous, fines odeurs, peluches,
tissus d’apaisement, croquantes d’allégresse,
bavardages sans but, paroles en l’air,
indispensables paroles pour que le jour
prenne son élan et donne à chacun
sa petite mais vraie raison d’être.
Et je m’étonne que tant de signes menus,
de cris d’enfants, de rumeurs, me soutiennent
et m’inscrivent sans mélancolie
dans l’existence qui bat comme des ailes
déployées sur la ville et ses anciens mystères.
Passé, passé présent, présence du passé,
vous soufflez à l’aujourd’hui enguirlandé
des phrases et des phrases de poèmes
qui ne sont que les gestes des hommes
où s’éclairent les premiers instants
de leur vie – la vie qui enlace mon corps
quand la lune sculpte les toits
et que je m’efface devant le temps
pour n’être plus que les autres
en moi rassemblés, comme
les lumières de tous les marchés
de Noël que je ne verrai pas.
La lumière bafouille entre les arbres
immobiles, les pierres, sous le soleil,
cramponnet le sol, une branche perce
le mur d’une ferme étranglée par un réseau
de ronces et de souvenirs, une alouette
s’engouffre dans l’espace jusqu’à
toucher le ciel – et le chemin semble
monter vers des terres inapaisées,
des terres et des champs de massacres,
ceux que connut André Marchand abattu
à Pontavert, dans l’Aisne, le cinq juillet
mille neuf cent dix-sept, à trente-trois ans.
Ces champs, ces terres d’affliction, ils se
sont concentrés sur sa tombe
délaissée où s’obstinent quelques herbes
et quelques fleurs sauvages qui masquent
à peine la plaque de métal émaillé où
j’ai pu déchiffrer son nom et caresser
d’une main chaleureuse le visage écaillé
de sa photo sépia rongée par les saisons.
Quels restes de lui furent apportés ici ?
quels restes se sont mêlés à la terre
de Pontavert ? Où demeure dans les ténèbres
ce que furent ses hargnes, ses espoirs,
la tenaille de ses frayeurs ? Et l’alouette
continue son vol impétueux, sans hésiter,
comme si le monde s’appuyait sur ses trilles.
Il a peut-être, ce soldat, sous
les décombres et dans le temps, le secours
de clartés immortelles, clartés que j’avais
perçues, à Sens, dans les cachots
du Palis synodal dont les prisonniers
avaient gravé sur les murs hostiles
de pieuses figures patiemment travaillées.
Présences qui défiez les siècles, vous
qui vous embrassez au-delà de la vie,
vous qui tenez tête, vous qui resplendissez
dans le simple regard de celui qui se penche
sur un visage usé par les intempéries
et sur les formes qui foudroient
les solitudes amères des prisons, présences,
dites-nous où vibrent les paysages
que ne blessent pas les remords, et s’il faut
soulever les collines, dites-nous sur
quels bras nous pouvons compter, sur
quels frémissements de l’ombre, dites-nous
s’il faut laisser mourir ou s’il faut
rallumer les vertiges et les fièvres
de ces inconnus qui saignent encore en nous.
Qui t’as dit que le vent sur la rivière
promenait les regrets des amoureuses mortes ?
qui t’as dit que leurs pleurs se confondent,
après leurs disparition, avec les pétales
des roses sous une pluie d’orage ? qui
t’a soufflé à l’oreille les confidences
qu’elles n’osèrent pas faire
aux amants détournés par d’autres appels ?
Tu éloignes les cris qui cognent
à ta fenêtre, tu protèges les voix
anxieuses qui résistent, tu veux les mêler
aux bruissements de tes poèmes – et tu
regardes, à l’intérieur de toi, le gouffre
que laisse le silence des amours
qui ne furent jamais consolées.
Une fille s’assied sur le bord
du jardin, une fille d’aujourd’hui,
une fille d’autrefois, elle touche
lentement son visage, et ses yeux
sont des éclats de feuilles dans le soleil,
des éclats d’écorces, des ombres froissées,
une sorte de nuit dans les mailles du jour.
Qui pour elle saura refaire l’histoire
des enchantements qui déposent
des feux sur les baisers donnés ? Qui
saisira les cascades du temps qui tombe
des collines et changerait sa peine
en triomphal éveil ? qui ? quel autre
surgi d’elle et pour elle inconnu,
qui sèmerait des sourires sur ses lèvres
et sur les fleurs qui dessinent autour
d’elle une vague odorante, une vague
amoureuse de toutes les amours qui ne
seront jamais que des traces de fleurs.
Et moi, si près de toi, qui suis-je ?
qui m’obsède ? ce qui reste de l’homme
après qu’il s’est enfui ? ou cette
fille aux yeux foncés qui est entrée
en moi, comme on rentre chez soi
après une nuit blanche ? L’amour
est si brutal et la vie si fragile,
le chemin le plus escarpé, au sommet,
pénètre dans le ciel comme un couteau,
et je vois incliner sur le vide
des phrases de soleil avec des souvenirs
qui n’en finissent pas d’appeler au secours.
Je ne sais pas, je ne sais rien, je
ne compte plus les années, je suis
une vitre sensible où les songes
se concentrent, un tourbillon de
brume et de limpidité – l’inquiétude
est comme une empreinte, un astre tardif
qui commence à mourir, une fleur malmenée
auprès d’une vasque. Je ne sais rien,
je ne sais pas quel équilibre
rendrait le ciel à la terre.
Ce qui réchauffe mes paupières
et les averses fugitives vient
d’une image ineffaçable qui s’obstine
dans ma mémoire – car il est un pays
plus présent que le monde, celui
qui rêve en nous, où l’on se réfugie :
jardinets de l’enfance, fontaines
au bas des prés, hirondelles, école
apaisée, ruisseaux, fermes tranquilles
sous la neige, clôtures et collines
impalpables qui tiennent tête à l’infini.
On a tous dans notre sommeil,
des audaces qu’aucune ombre ne peut
atteindre, on remonte à la surface
les éclaircies et les visages qui
portent en eux notre origine – plus
d’outrages, plus de tourments, nous
nous posons sur l’aile du temps
qu’on voudrait aussi légère, aussi
douce, au moment de quitter
notre froide carcasse.
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Elégies pour le temps de vivre
Editions Gallimard, 2012
Du même auteur :
« Tu t’assieds avec moi… » (22/10/2014)
Elégie pour le tempsde vivre (I) (12/12/2015)
Elégie pour le tempsde vivre (II) (19/11/2017)
Elégie pour le tempsde vivre (III) (19/11/2018)
Elégie pour le temps de vivre (V) (19/11/2020)
« N’allez pas croire... » (19/11/2021)
Elégie pour le temps de vivre (VI) (19/11/2022)
Elégie pour le temps de vivre (VII) (19/11/2023)