Richard Rognet (1942 -) : Elégie pour le temps de vivre (V)
Elégie pour le temps de vivre (V)
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L’herbe est paisible. Un sourire
se balance à travers les branches,
un sourire où tu reconnais, dans
les replis de la lumière, l’empreinte
d’un amour autrefois délaissé. L’herbe
a la grâce du temps qui passe avec
l’innocence du silence ou la patience
de l’espoir. Mais l’amour
est resté loin de toi, et les caresses
qui te manquent, c’est à l’herbe
que tu les demandes, à l’herbe
où le matin chuchote
entre la fluidité de l’air
et celle du souvenir.
Qu’aurait-il donc fallu risquer
pour pénétrer dans ton domaine,
garçon caché sous le garçon que j’étais ?
Qui aurait dû venir à ma rencontre ?
On menaçait ceux qui ne disaient rien,
on leur intimait d’avouer qu’ils
n’étaient que des provocateurs – non
ceux qui désiraient vivre entre deux eaux.
La roue tournait. J’inventais des détours,
des refuges, j’habitais des lieux
où l’automne, mon confident, incitait
le garçon qui bataillait en moi
à dénouer ma vie, à quitter l’imposture
d’une existence en filigrane – et vaine.
Un renard écrasé, au bord de la route,
un hérisson, un chat, même une buse
venue imprudemment se repaître de
charogne – tu te souviens de cela
lorsque tu vois sous le soleil, au seuil
de leur trou minuscule, deux souris
enlacées dans le poudroiement de cet
après-midi où tout semble parfait, où
chaque geste, chaque regard, chaque
abandon, a sa place, où la vie pourtant
mange la vie, où la vie mord et creuse
dans la chair de la vie, pour résister,
pour vivre comme doit vivre la vie,
au fin fond de notre présence.
Il faudrait adopter le brouillard
pour voir au-delà de la vie, on aime
que l’aube s’oublie dans le soleil
levant, notre joie se mesure aux
chants d’oiseaux , aux balancements
des herbes, au bruit des feuilles,
léger, si léger qu’on reconnaît
l’endroit où naissent les souvenirs.
Regarder sous la lumière apaise
les profondeurs qui remontent
à la surface des mots, la prendre
contre soi, la lumière, la caresser
change l’ordre des choses qu’on croyait
définitivement blessées – ô l’espérance
de trouver sous les ombres
le calme reflet du ciel qui joue
dans les yeux du petit garçon penché
sur une fourmilière et qui suit,
avec une brindille, le mouvement
d’un insecte choisi par sa patiente vue.
Le moindre détail découvert porte
en lui les remous du monde, ce qui
nous occupe un instant prend la forme
de l’éternité, notre respiration est
celle des étoiles, nous voyons, à travers
le réseau des nervures qui soutiennent
les feuilles et nos rêves, les millions
de chemins qui hantent l’univers
et grouillent dans notre chair – puis
le petit garçon accroupi se relève,
une branche a bougé, une semence vole,
il enjambe un ruisseau, s’arrête,
hésite avant d’entrer dans la cour
où sa maison paraît, au-delà de la vie.
Le lierre – puis l’église et ce qui tourne
en nous, la vie patiente, les histoires
anciennes, chats bottés, bois dormants
ombres retranchées dans les tremblements
du soir- et les massifs de fleurs qui
tentent de résister sous les crocs
de la pluie, ces chants qui s’élèvent dans
la mémoire et repoussent l’oubli, ces
chants, éclaireurs de nos songes,
paroles premières, mots d’amour
sous l’usure de nos paupières, mots
recueillis sur la feuille précocement
brunie qui tombe du tilleul et laisse
comme une trace dans l’air étonné.
Un oiseau, un rocher, quelques passants,
et les sentiers bordés de mauves, de bruyères,
les sentiers qui récitent les fables
de la terre, les sentiers qui nous
traversent comme les courants dans la mer,
avec le poids du destin et tout ce que
les graines ont cédé aux insensibles
nuits où nous avons barricadé nos cœurs.
Un oiseau touche de l’aile le dessin
d’une branche, un rocher fait signe
aux passants d’autrefois. Passants,
étiez-vous déjà nous-mêmes ? quel mur nous
sépare de vous ? quel mur entre les arbres
affectueux et les glissades du temps ?
C’était une neige amie – nos pas y trouvaient
raison d’être, notre histoire se confondait
avec les premières fenêtres ouvertes sur
les prés qu’allégeait le silence. C’était
la neige des messagers qui rayonnaient
dans nos espoirs, nous esquissions quelques
regards en direction des montagnes, et
les sommets nous renvoyaient la clarté
presque aveuglante de leur harmonie – oui,
c’était une neige accomplie, aussi joueuse
que les enfants cachant secrets et facéties
dans les greniers assoupis ou les ateliers
odorants que les copeaux encore frais
saturaient de parfums qui prenaient à la gorge.
On s’inventait des devinettes, les soirs
d’hiver. On se couchait tôt, mon frère et
moi, blottis sous un édredon ventru qu’on
choyait comme un animal familier. On riait
beaucoup avant de s’endormir, certains
que la nuit au toucher délicat délivrerait
des histoires dont on échangerait de
mystérieuses bribes, le matin, sur le chemin
de l’école. L’hiver, aussi, on tentait des feux
de papier dans la neige, non loin du clapier
aux lapins angoras. Il prenait mal, végétait,
mais parfois, comme une lame fugace, il
surgissait dans l’ait froid, emportant
d’autres devinettes, d’autres bribes de rêves.
Matin d’automne – le soleil
dans les érables, la gelée blanche,
les asters engourdis dans les jardins,
la promesse d’un journée où tes souvenirs
muselés laisseront ton présent te prendre
par la main. Une ancienne connaissance
t’a donné rendez-vous. Pourquoi ne dis-tu
pas que c’est ce tendre amour à qui
ta vie fut si longtemps soumise ? Tu
déclines cette rencontre, ton présent
la refuse, la redoute peut-être, car
il est dur de voir, sur le visage autrefois
tant aimé, les rides et les taches
qui malmènent le rien. Matin
d’automne – ton cœur est celui des érables
qui parlent d’asters à la gelée blanche.
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Elégies pour le temps de vivre
Editions Gallimard, 2012
Du même auteur :
« Tu t’assieds avec moi… » (22/10/2014)
Elégie pour le temps de vivre (I) (12/12/2015)
Elégie pour le temps de vivre (II) (19/11/2017)
Elégie pour le temps de vivre (III) (19/11/2018)
Elégie pour le temps de vivre (IV) (19/11/2019)
« N’allez pas croire... » (19/11/2021)
Elégie pour le temps de vivre (VI) (19/11/2022)
Elégie pour le temps de vivre (VII) (19/11/2023)