Jules Supervielle (1884 – 1960) : Mes légendes
Portrait de Jules Supervielle à 26 ans d’après une eau-forte de Fernand Sabatté.
Mes Légendes
PLEIN CIEL
Au milieu d’un nuage
Au dessus de la mer
Un visage de femme
Regarde l’étendue
Et les oiseaux-poissons
Fréquentant ces parages
Portent l’écume aux nues.
(Je connais cette femme
Où l’ai-je déjà vue ?)
Les chiens du ciel aboient
Dans un lointain sans terres,
Ce sont bêtes sans chair
Qui ne connaissent pas
Cette dame étrangère,
Et donnent de la voix
Avec leur âme austère.
(Elle a des yeux si noirs
Que je les cherche en moi.)
Silence tout à coup.
Visages dans les mains
Vont les sphères célestes
Qui retiennent leur souffle
Pour que ce chant modeste
Se fraye comme il faut
Son chemin jusqu’en haut.
(Et voici qu’elle a pris
Sa tête entre les mains.)
ECHANGES
Œil noir où courez-vous
Œil bleu que faites-vous ?
Et vite la jeunesse
Qui vous pousse et vous presse
Et la chair qui se hâte
Et craint un grand retard !
Ces visages si lisses
Qu’on dirait des miroirs,
Ces yeux dont le délice
Les empêche de voir.
Donnez-leur tout de même
Des montagnes, des lacs,
La France et l’Allemagne,
Le Mont-Blanc, les séracs
Car c’est dans les visages
Que toute la nature
De l’âme se décharge
Et trouve à s’émouvoir.
Un chêne ne savait,
Et ne pouvait un orme,
Une pierre n’osait,
Hésitait une roche,
Un fleuve allait toujours
Moins fort que son désir,
Et l’étoile filante
Trop lente pour son rêve.
Mais ils se retrouvèrent
Dans le feu d’une lèvre,
Dans le cours d’un regard,
Et si bien à leur place
Que longtemps ils pleurèrent.
Et la pierre eut des glands,
Et l’orme, des poissons,
Les rochers, des bourgeons,
Les fleuves, des montagnes,
Et l’étoile filante
Refusa de filer
Pour pouvoir regarder
Dans le calme d’un lac
L’étoile la plus belle
Sans savoir que c’est elle.
L’EMIGRANT
I
J’entends les pas de mon cœur
Qui me quitte et se dépêche.
Si je l’appelle il m’évite
Et veut disparaître au loin.
Où va-t-il si affairé
Sans voir le soir ni l’aurore,
Il s’en va si réservé
Que nous serons arrivés
Sans que je comprenne encore
Qu’il arrive et qu’il s’arrête
Il n’aura plus que la force
De souffler sur sa lumière.
Je ne saurai rien encore
Que laisser passer la mort
Qui doit être la première
A savoir et la dernière.
II
Tout seul sans moi, tout privé de visage
Et mendiant un petit peu de moi.
Mon moi est loin, perdu dans quel voyage.
Comment savoir même s’il rentrera.
Formons un tas de mes petites hardes
Et oublions ce maître si dur qui tarde.
Mais quand le moi est parti sans conteste
Comment ne pas trembler dans ce qui reste ?
Mince enveloppe où j’essaie d’avoir chaud
Tant bien que mal, loin de mes propres os.
LES FLEURS DE PAPIER DE TA CHAMBRE
Pour Anita.
« Nous sommes sur le mur
Et ne sommes pas dures,
Nous avons un parfum
Plus léger que nature
Et qui sent un jardin
Dans les pays futurs
Ou les pays anciens.
C’est là notre parure.
Et nous nous répétons
Du parquet au plafond,
Craintes d’être incomprises,
Parce que nous n’avons
Ni fraîcheur ni saisons,
Ciel, abeilles ni brises »
Une main sur le mur,
C’est l’enfant qui s’éveille.
Elle a grand peur, allume,
Le papier de la chambre
A soi-même est pareil,
Il veille et l’accompagne.
Le pied touche le bois
Du lit toujours sérieux
Qui lui dit dans ses voix :
« ce n’est pas l’heure encore
De partir pour l’école ».
Anita se rendort
Dans le calme parfum
De son papier à fleurs
Dont les belles couleurs
Ignorant le repos
Dans la nuit, à tâtons,
Sans se tromper jamais
Elaborent l’aurore.
In, revue « Bifur, N°4 »
Editions du carrefour, 1929
Du même auteur :
L’Allée (12/11/2014)
Hommage à la vie (12/11/2015)
Le forçat (12/11/2016)
Nocturne en plein jour (12/11/2017)
Prière à l’inconnu (11/11/2018)
Trois poèmes de l’enfance (12/11/2019)
Les amis inconnus (12/11/2020)
Oublieuse mémoire (12/112021)
Le matin du monde (12/11/2023)
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